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LA CASTE ET L’ADMINISTRATION ANGLAISE

constitue les nations a manqué aux masses qu’elle rassemble sans les unifier ; elles n’ont même pas une opinion publique à laquelle on puisse s’adresser pour vider les questions de préséances.

Toutefois, s’il est un point sur lequel les populations de l’Inde semblent bien préparées à s’entendre, n’est-ce pas précisément sur ce régime qui les maintient divisées ? On a souvent répété que le patriotisme manque totalement à l’Inde ; mais le sentiment qu’il y a et qu’il doit y avoir des castes, et qu’un homme commet un péché s’il essaie, en bouleversant tout l’ordre traditionnel, de sortir du sillon où ses pères ont marché, n’est-il pas pour l’Inde entière comme un succédané du sentiment patriotique ? Et sans doute chaque homme, en principe, est fier de sa caste et fait profession de ne la vouloir troquer contre aucune autre. Réunissez cependant des Hindous de castes diverses ; il faudra bien qu’ils avouent ce que proclament un certain nombre de pratiques traditionnelles contre lesquelles personne n’aurait la force de réagir : à savoir qu’il y a des castes supérieures, universellement révérées ou enviées, et des castes inférieures, méprisées universellement. En ce sens, au moins à l’intérieur d’une même province, il est possible d’établir, en consultant l’opinion commune, une sorte d’échelle officielle de la dignité des castes. C’est précisément ce qu’ont tenté, lors du dernier recensement, les enquêteurs anglais. Et leur tentative n’a pas été sans soulever quelques protestations, voire sans déchaîner quelques querelles. Les Rathors ont télégraphié pour obtenir qu’on cessât de les classer parmi les Telis. Les Khatris ont rédigé un long mémoire pour prouver leur droit au titre de Kshatriyas[1]. Pour l’ensemble, on peut dire que l’opinion s’est reconnue dans les résultats de l’enquête et a souscrit aux gradations proposées.

  1. India, I, p. 539.