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UNE DE PERDUE

« Je m’étais moqué du conseil que la prudence de M. de Grandpré nous avait donné. Hélas ! j’eus bientôt occasion de m’en repentir.

« En embarquant sur la glace, je m’aperçus que l’eau était montée de plus d’un pied. Sur le milieu de la rivière elle était vive et unie comme un miroir ; je me glorifiais d’avoir choisi cette route. J’étais heureux, mon cœur palpitait auprès d’Éléonore. J’étais fier de mener un si beau cheval, dont l’allure si dégagée et si rapide nous entraînait avec la vélocité du vent, vers la demeure de ma bien aimée. Hélas ! je devais bientôt me repentir de n’avoir pas pris le chemin de terre, moins beau mais plus sûr. Un bruit sourd se fit entendre le long du rivage, comme si c’eût été l’effort que faisait l’eau pour rompre la glace ; j’écoutai avec terreur. Bientôt ce bruit sourd fut suivi, à quelque distance derrière nous, par un éclat clair, net, sec comme le bruit d’un bâton qui se rompt subitement. C’était la glace qui, cédant à la crue constante des eaux, s’était rompue d’un travers à l’autre de la rivière. Je tournai la bride à mon cheval et le lançai, au grand galop, vers la côte. La glace craquait horriblement dans toutes les directions ! C’était une débâcle du Richelieu. Déjà la côte se dessinait, blanche et droite devant mes yeux à quelques arpents en avant ; mais, oh désespoir ! la glace s’était détachée du rivage, une mare longue, large, profonde, nous en séparait tout le long de la côte. Le morceau de glace, sur lequel nous nous trouvions, descendait, emporté par un courant furieux. Mon cheval, effrayé par le craquement des glaces, le bouillonnement de l’eau et les cris que je poussais, pour appeler au secours, courait à l’épouvante, les oreilles couchées dans les crins.