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accablés sous sa ruine. Il tombera d’une grande chute ; on le verra tout de son long couché sur la montagne, fardeau inutile de la terre : Projucient eum super montes. — Ou, s’il se soutient durant sa vie, il mourra au milieu de ses grands desseins, et laissera à des mineurs des affaires embrouillées qui ruineront sa famille ; ou Dieu frappera son fils unique, et le fruit de son travail passera en des mains étrangères ; ou Dieu lui fera succéder un dissipateur, qui, se trouvant tout d’un coup dans de si grands biens, dont l’amas ne lui a coûté aucune peine, se jouera des sueurs d’un homme insensé qui se sera perdu pour le laisser riche ; et devant la troisième génération, le mauvais ménage et les dettes auront consumé tous ses héritages. « Les branches de ce grand arbre se verront rompues dans toutes les vallées : » — je veux dire, ces terres et ces seigneuries qu’il avait ramassées comme une province, avec tant de soin et de travail, se partageront en plusieurs mains ; et tous ceux qui verront ce grand changement diront en levant les épaules et regardant avec étonnement les restes de cette fortune minée : Est-ce là que devait aboutir toute cette grandeur formidable au monde ? Est-ce là ce grand arbre dont l’ombre couvrait toute la terre ? Il n’en reste plus qu’un tronc inutile. Est-ce là ce fleuve impétueux qui semblait devoir inonder toute la terre ? Je n’aperçois plus qu’un peu d’écume.

Ô homme, que penses-tu faire, et pourquoi te travailles-tu vainement ? — Mais je saurai bien m’affermir et profiter de l’exemple des autres : j’étudierai le défaut de leur politique et le faible de leur conduite, et c’est là que j’apporterai le remède. — Folle précaution ! car ceux-là ont-ils profité de l’exemple de ceux qui les précéd[ère]ent ? Ô homme, ne te trompe pas : l’avenir a des événements trop bizarres, et les pertes et les fuites entrent par trop d’endroits dans la fortune des hommes, pour pouvoir être arrêtées de toutes parts. Tu arrêtes cette eau d’un côté, elle pénètre de l’autre ; elle bouillonne même par-dessous la terre. — Mais je jouirai de mon travail. — Eh quoi ; pour dix ans de vie ! — Mais je regarde ma postérité et mon nom. — Mais peut-être que ta postérité n’en jouira pas. — Mais peut-être aussi qu’elle en jouira. — Et tant de sueurs, et tant de travaux, et tant de crimes, et tant d’injustices, sans pouvoir jamais arracher de la fortune, à laquelle tu te dévoues, qu’un misérable peut-être ! Regarde qu’il n’y a rien d’assuré pour toi, non pas même un tombeau pour graver dessus tes titres superbes, seuls restes de ta grandeur abattue : l’avarice ou la