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En effet, il y a en nous une certaine malignité qui a répandu dans nos cœurs le principe de tous les vices. Ils sont cachés et enveloppés en cent replis tortueux, et ils ne demandent qu’à montrer la tête. Le meilleur moyen de les réprimer, c’est de leur ôter le pouvoir. Saint Augustin l’avait bien compris que, pour guérir la volonté, il faut réprimer la puissance : Frenatur facultas…, ut sanetur voluntas. Eh quoi donc ! des vices cachés en sont-ils moins vices ? Est-ce l’accomplissement qui en fait la corruption ? Comment donc est-ce guérir la volonté que de laisser le venin dans le fond du cœur ? Voici le secret : on se lasse de vouloir toujours l’impossible, de faire toujours des desseins à faux, de n’avoir que la malice du crime. C’est pourquoi une malice frustrée commence à déplaire ; on se remet, on revient à soi à la faveur de son impuissance ; on prend aisément le parti de modérer ses désirs. On le fait premièrement par nécessité ; mais enfin, comme la contrainte est importune, on y travaille sérieusement et de bonne foi, et on bénit son peu de puissance, le premier appareil qui a donné le commencement à la guérison.

Par une raison contraire, qui ne voit que plus on sort de la dépendance, plus on rend ses vices indomptables ? Nous sommes des enfants qui avons besoin d’un tuteur sévère, la difficulté ou la crainte. Si on lève ces empêchements, nos inclinations corrompues commencent à se remuer et à se produire, et oppriment notre liberté sous le joug de leur licence effrénée. Ah ! nous ne le voyons que trop tous les jours. Ainsi vous voyez, messieurs, combien la fortune est trompeuse, puisque, bien loin de nous donner la puissance, elle ne nous laisse pas même la liberté.

Ce n’est pas sans raison, messieurs, que le Fils de Dieu nous instruit à craindre les grands emplois ; c’est qu’il sait que la puissance est le principe le plus ordinaire de l’égarement ; qu’en l’exerçant sur les autres, on la perd souvent sur soi-même ; enfin qu’elle est semblable à un vin fumeux qui fait sentir sa force aux plus sobres. Celui-là sera le maître de ses volontés, qui saura modérer son ambition, qui se croira assez puissant pourvu qu’il puisse régler ses désirs, et être assez désabusé des choses humaines pour ne point mesurer sa félicité à l’élévation de sa fortune.

Mais écoutons, chrétiens, ce que nous opposent les ambitieux. Il faut, disent-ils, se distinguer ; c’est une marque de faiblesse de demeurer dans le commun ; les génies extraordi-