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GILLES DE RAIS.

inventent, quelques beaux récits qu’ils brodent, quelques tragiques accidents qu’ils racontent ; que celui-ci soit parti comme un voleur[1] ; que celui-là soit passé au service d’un maître puissant, dans un pays lointain ; que cet autre, en traversant les ponts de Nantes, ait été emporté par un coup de vent dans les flots de la Loire[2], le soupçon se faufile, scrutateur impitoyable, dans les replis tortueux du sombre mystère, et par instinct d’abord, et bientôt par conviction, le peuple se dit : « Voilà mes seuls ennemis et les seuls coupables ! »

Les seuls ! je me trompe : après tous ceux-là, au-dessus de la foule des serviteurs et des familiers, il désigne avec frayeur et colère le maître de ces hommes maudits, Gilles de Rais lui-même. Nous l’avons vu : timide d’abord comme la crainte, l’insinuation se glisse dans l’ombre ; mais elle s’alimente comme la flamme à mesure qu’elle s’étend ; bientôt elle éclate ; c’est une immense clameur enfin qui s’échappe de la poitrine de tout un peuple, si épouvanté dans son malheur, si oppressé par le mal qui l’étouffe, que, vers la fin, ce n’étaient plus des rumeurs, des bruits publics, des sanglots ou des gémissements, mais des hurlements, selon l’énergique expression des procès, « ululantium ! » Le baron de Rais est le vrai coupable : c’est pour lui que travaillent ces familiers, ces amis, ces serviteurs ; devant lui, le peuple tremble et sa bouche reste muette, alors que son cœur souffre tant. Partout où le baron passe, le deuil l’accompagne ; le mystère entoure ses demeures ; l’ombre même de ses donjons donne la mort et cause l’effroi : sentiment si fort, entré si profondément dans le cœur des populations, que, même après quatre siècles et plus, les habitants n’approchent jamais sans terreur des tours démantelées de ses forteresses et qu’ils se signent, en pressant le pas, quand ils en longent, le soir, les murs à demi écroulés[3]. Il arrive à la Suze, et sur

  1. Enq civ. des 28, 29, 30 sept. 1440, p, CXXIII, CXXVII.
  2. Enq. civ. du 28 sept. 1440, p. CXIX.
  3. C’est un fait constant.