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UNE FAMILLE PENDANT LA GUERRE.

intact, chère maman ; vous savez que je vous dis la vérité vraie.

Un des progrès accomplis, c’est qu’on nous donne à manger. Il était temps. La souffrance de la faim, depuis le Mans, a été horrible et a fait quelquefois oublier les autres. Vous savez qu’une de mes petites prétentions était de supporter le jeûne à l’aide d’une forte préoccupation. Certes, les fortes préoccupations ne me manquaient pas ; eh bien, il est venu un jour où je n’avais plus que celle-ci : manger et trouver à manger pour mes hommes. L’état de quelques-uns est affreux, il semble que la vie se soit retirée d’eux trop loin pour revenir ; même depuis qu’ils mangent on ne les voit pas se ranimer.

J’ai eu tout à l’heure une petite querelle avec Barbier, et autant vaut vous la conter, car il me menace de vous écrire exprès. Grâce à sa qualité de civil, il a pu entrer ce matin dans Laval dont l’accès est interdit aux militaires. Il voulait nous procurer quelques vivres de supplément, et, avec beaucoup de peine, il est parvenu à acheter diverses excellentes choses, mais en très-petite quantité. Un pot de Liebig, échappé par miracle à la chasse que toutes les ambulances ont faite à ses pareils, était la perle de la collection, et parce que son contenu a passé d’un coup, à faire une soupe exquise à ma compagnie, mon Barbier est complètement en colère. Il n’a pas voulu en goûter et me poursuit des admonestations les