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UNE FAMILLE PENDANT LA GUERRE.

Pour des hommes épuisés par cinq semaines de misère incessante, commencer encore une longue nuit de veille dans ces conditions de jeûne et de froidure, c’était vraiment redoutable. Le petit nombre des précautions possibles furent prises, on coupa les arbres pour faire des feux qui ne voulaient pas brûler. Il nous semblait que, pour exciter notre envie, les bivouacs prussiens au loin dans la vallée brillaient joyeusement, et notre imagination supposait auprès de chaque feu quelque bonne soupe bien chaude. Je me souviens, cependant, d’avoir encore fait rire mes camarades, vers huit heures du soir, avec je ne sais plus quelle plaisanterie ; ce dernier rire seul m’a frappé par son contraste avec ce qui l’a suivi.

« Nous sommes trahis ! Les Prussiens sont au Mans ! Les Bretons ont livré la route ! » Voilà ce qu’on entendit à droite, à gauche, en un instant. Les officiers essayèrent d’imposer silence. On envoya chercher des informations, des ordres, quelque chose qui démentît la clameur générale.

Entre nous, nous nous rappelions pourtant les uns aux autres, mais tout bas, bien des murmures étouffés et quelques propos d’une lâcheté cynique saisis au vol les jours précédents ; nous sentions que tout était devenu possible, et l’horreur nous faisait frissonner.

Ô ma chère maman ! vous le savez ce qui était vrai ! et vous savez aussi ce qui s’en est suivi ! Vos

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