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UNE FAMILLE PENDANT LA GUERRE.

et j’en ai profité pour ajouter : « Il y a des choses qu’on ne suppose même point chez nous. »

Il n’a rien répondu, mais nous a traités avec plus de confiance de ce moment, et nous venons à l’instant de lui remettre encore deux opérations à faire. Malheureusement le froid aggrave la situation de nos blessés ; nous en avons perdu trois cette nuit. On plaint à peine ceux qui meurent, tant on se sent soi-même lassé de la vie.

Tout à l’heure j’essayais de calmer l’agitation nerveuse d’un grand dragon tout jeune qui souffrait affreusement, et je lui chantais à demi-voix ce cantique que j’ai appris de tes enfants :

Mon cœur te réclame
Pays du repos…

et c’était si bien tout mon être qui aspirait à ce repos de la meilleure terre « où la justice habite, » que mes lèvres n’auraient pu prononcer d’autres paroles que celles-là. Le chirurgien est venu me dire avec des phrases de respect trop allemandes que, si je voulais bien, si je daignais, etc… venir chanter la même chose à l’un de ses grièvement blessés qui se mourait, ce serait une grande consolation, car cet air était l’un de ceux qu’il avait appris à l’école en Bavière. Et après avoir assoupi mon dragon, j’ai répété longtemps mon cantique à son pauvre ennemi.