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leur donnât le repos ; et tous ceux-là, joints aux amis personnels de César et de Pompée, aux créatures que le riche Crassus s’était faites en les payant et aux ambitieux de toute sorte qui pressentaient l’avènement du régime monarchique et voulaient être les premiers à le saluer, formaient dans le sénat une sorte de majorité dont Cicéron était l’orateur et le chef, et qui rendait aux triumvirs l’important service de donner une sanction légale à ce pouvoir qu’ils avaient conquis par la violence et qu’ils exerçaient par l’illégalité.

Cicéron avait enfin obtenu le repos. Ses ennemis le craignaient, Clodius n’osait plus se risquer à l’attaquer, on l’enviait d’être entré si avant dans la familiarité des nouveaux maîtres, et cependant cette conduite habile, qui lui valait les remercîments des triumvirs et les félicitations d’Atticus, ne laissait pas quelquefois de lui peser. Il avait beau se dire que « sa vie avait repris son éclat, » il n’en éprouvait pas moins des remords de servir des gens dont il connaissait l’ambition et qu’il savait redoutables à la liberté de son pays. Au milieu des efforts qu’il faisait pour les satisfaire, il avait des réveils subits de patriotisme qui le faisaient rougir. Sa correspondance intime porte à chaque instant la trace des alternatives par lesquelles il passait. Un jour il écrivait à Atticus d’un ton léger et résolu : « Laissons là l’honneur, la justice et les belles maximes !… Puisque ceux qui ne peuvent rien ne veulent pas m’aimer, essayons de nous faire aimer de ceux qui peuvent tout[1]. » Mais la honte le prenait le lendemain, et il ne pouvait s’empêcher de dire à son ami : « Est-il rien de plus triste que notre vie, la mienne surtout ? Si je parle d’après mes convictions, je passe pour fou ; si j’écoute mes intérêts, on m’accuse d’être esclave ; si je me tais, on dit que j’ai

  1. Ad Att., IV, 5.