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Dieu sait comme les vers chez tous s’en vont couler ! »
Dit d’abord un ami qui veut me cajoler
Et, dans ce temps guerrier, si fécond en Achilles,
Croit que l’on fait les vers comme l’on prend les villes.
Mais moi, dont le génie est mort en ce moment,
Je ne sais que répondre à ce vain compliment ;
Et, justement confus de mon peu d’abondance,
Je me fais un chagrin du bonheur de la France.
JeQu’heureux est le mortel, qui, du monde ignoré,
Vit content de soi-même en un coin retiré ;
Que l’amour de ce rien qu’on nomme renommée
N’a jamais enivré d’une vaine fumée ;
Qui de sa liberté forme tout son plaisir
Et ne rend qu’à lui seul compte de son loisir !
Il n’a point à souffrir d’affronts ni d’injustices.
Et du peuple inconstant il brave les caprices.
Mais nous autres faiseurs de livres et d’écrits,
Sur les bords du Permesse aux louanges nourris,
Nous ne saurions briser nos fers et nos entraves,
Du lecteur dédaigneux honorables esclaves.
Du rang où notre esprit une fois s’est fait voir,
Sans un fâcheux éclat nous ne saurions déchoir.
Le public, enrichi du tribut de nos veilles,
Croit qu’on doit ajouter merveilles sur merveilles.
Au comble parvenus il veut que nous croissions :
Il veut en vieillissant que nous rajeunissions.
Cependant tout décroît ; et moi-même à qui l’âge
D’aucune ride encor n’a flétri le visage,
Déjà moins plein de feu, pour animer ma voix,
J’ai besoin du silence et de l’ombre des bois :
Ma muse, qui se plaît dans leurs routes perdues,
Ne sauroit plus marcher sur le pavé des rues.
Ce n’est que dans ces bois, propres à m’exciter,
Qu’Apollon quelquefois daigne encor m’écouter.