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ÉPITRE III.

Votre pouls inégal marche à pas redoublés :
Quelle fausse pudeur à feindre vous oblige ?
« Qu’avez-vous ? — Je n’ai rien. — Mais… — Je n’ai rien, » vous dis-je,
Répondra ce malade à se taire obstiné.
Mais cependant voilà tout son corps gangrené ;
Et la fièvre, demain se rendant la plus forte,
Un bénitier aux pieds va l’étendre à la porte.
Prévenons sagement un si juste malheur.
Le jour fatal est proche, et vient comme un voleur,
Avant qu’à nos erreurs le ciel nous abandonne,
Profitons de l’instant que de grâce il nous donne.
Hâtons-nous ; le temps fuit, et nous traîne avec soi :
Le moment où je parle est déjà loin de moi[1].
LeMais quoi ! toujours la honte en esclaves nous lie !
Oui, c’est toi qui nous perds, ridicule folie :
C’est toi qui fis tomber le premier malheureux,
Le jour que, d’un faux bien sottement amoureux,
Et n’osant soupçonner sa femme d’imposture.
Au démon, par pudeur, il vendit la nature.
Hélas ! avant ce jour qui perdit ses neveux,
Tous les plaisirs couroient au-devant de ses vœux.
La faim aux animaux ne faisoit point la guerre ;
Le blé, pour se donner, sans peine ouvrant la terre,
N’attendoit point qu’un bœuf pressé de l’aiguillon
Traçât à pas tardifs un pénible sillon ;
La vigne offroit partout des grappes toujours pleines,
Et des ruisseaux de lait serpentoient dans les plaines.
Mais dès ce jour Adam, déchu de son état,

  1. Ce vers est presque la traduction de celui de Perse dans la satire V :

    Vive memor lethi, fugit hora : hoc quod loquor inde est.