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SATIRE X.

Et Théophraste même, aidé de La Bruyère[1],
Ne m’en pourroit pas faire un plus riche tableau.
C’est assez : il est temps de quitter le pinceau ;
Vous avez désormais épuisé la satire.
Épuisé, cher Alcippe ! Ah ! tu me ferois rire !
Sur ce vaste sujet si j’allois tout tracer,
Tu verrois sous ma main des tomes s’amasser.
Dans le sexe j’ai peint la piété caustique :
Et que seroit-ce donc si, censeur plus tragique,
J’allois t’y faire voir l’athéisme établi,
Et, non moins que l’honneur, le ciel mis en oubli ;
Si j’allois t’y montrer plus d’une Capanée[2]
Pour souveraine loi mettant la destinée,
Du tonnerre dans l’air bravant les vains carreaux,
Et nous parlant de Dieu du ton de Desbarreaux[3] ?
Mais sans aller chercher cette femme infernale,
T’ai-je encor peint, dis-moi, la fantasque inégale
Qui, m’aimant le matin, souvent me hait le soir ?
T’ai-je peint la maligne aux yeux faux, au cœur noir ?
T’ai-je encore exprimé la brusque impertinente ?
T’ai-je tracé la vieille à morgue dominante,
Qui veut, vingt ans encore après le sacrement,
Exiger d’un mari les respects d’un amant ?
T’ai-je fait voir de joie une belle animée,
Qui souvent d’un repas sortant tout enfumée,

  1. La Bruyère a traduit les Caractères de Théophraste, et a fait ceux de son siècle.
  2. Capanée était un des sept chefs de l’armée qui mit le siège devant Thèbes. Les poëtes ont dit que Jupiter le foudroya à cause de son impiété.
  3. Fameux épicurien qui se démit de sa charge de conseiller au parlement, pour se livrer plus librement à son goût pour la bonne chère et le plaisir. Il changeait de climat selon les saisons. Il affichait l’incrédulité et même l’athéisme, et cependant on dit qu’il se convertit avant de mourir.