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MARINE

l’économie des autres moyens de transport, ne doit pas être moins vrai de celui-là. Or une chose qui paraît évidente, c’est que l’industrie des transports prospère plutôt en raison du fret offert que du prix de revient des instruments qui servent à le transporter, ou des conditions particulières à l’exploitation. Cependant quand il s’agit de modifier dans un sens libéral quelque point de notre législation maritime, nous sommes tout aussitôt assourdis par des plaintes dont l’objet est de prouver que nous construisons, que nous naviguons plus cher que les autres. Si cela est vrai, ce que cela montre surtout, c’est que le fret est rare dans nos ports, c’est-à-dire que des armateurs trouvant peu de matières pour charger leurs navires, sont obligés, sous peine de ruine, de demander, pour le transport d’unités de poids ou de volume moins nombreuses, des prix plus élevés que se sont contraints de le faire des armateurs qui disposent de cargaisons plus complètes. Il peut y avoir quelques raisons accessoires qui contribuent à produire ce résultat, mais à coup sûr celle-là domine toutes les autres, et elle n’est elle-même qu’une conséquence de l’axiome économique : Le prix de toutes choses est déterminé par l’offre et par la demande.

Le motif qu’on n’avoue pas toujours, mais qui est le véritable, le motif qui fait repousser si opiniatrément le fret étranger, c’est le désir peu libéral et peu sensé d’obtenir le monopole du transport de tout ce qui peut entrer dans nos ports ou en sortir. N’étant pas chargés de faire les affaires des étrangers, nous n’aurions certainement rien à regretter si tout ce qui vient en France par mer ou en est expédié par la même voie était toujours couvert par le pavillon national ; mais il est impossible qu’il en soit ainsi et c’est surtout parce que nous avons tenté cette impossibilité, en faisant grand tort aux autres branches de notre industrie ou de notre commerce, que la part afférente à notre pavillon dans nos transactions avec l’étranger est restée si maigre et si peu digne de la France. Espérer de ravir aux Anglais le transport des houilles et des fers, aux Américains celui des cotons et des grains, aux Scandinaves et aux Canadiens celui des bois de construction, c’est tout aussi impossible pour nous qu’il le serait pour aucune de ces nations de nous enlever le transport de la plus grande partie des vins, des eaux-de-vie et autres produits du sol ou de l’industrie nationale qui nous appartiendra toujours. Mais ce qui est vrai, c’est qu’au lieu de repousser le fret étranger par des moyens artificiels, si nous lui faisions bon accueil, nous ferions aussi de notre pays ce que nous l’avons empêché d’être, et ce qu’il devrait être surtout depuis la création des chemins de fer, l’entrepôt général de l’Europe continentale, un entrepôt où les armateurs trouveraient facilement et promptement à compléter leurs cargaisons, au lieu d’être obligés comme aujourd’hui d’attendre pendant des mois et des trimestres avant de pouvoir les composer, à la grande surcharge des frais généraux, de l’intérêt de l’argent engagé, des salaires d’équipage, etc., etc. C’est la plus grande erreur de croire, ainsi qu’on l’admet presque toujours en principe dans la plupart des discussions sur la matière, que, parce qu’une marchandise a été mise à quai dans l’un de nos ports, elle a atteint sa destination finale et ne doit plus être considérée comme un aliment possible à la navigation ; au contraire, le fret engendre le fret. Est-ce que le sucre brut qui arrive à Nantes ou à Marseille n’en sort pas souvent comme raffiné ? Est-ce que le fer brut que les Anglais débarquent au Havre n’est pas quelquefois réexpédié sous forme de machine à vapeur, de locomotive, de pont à jeter sur quelque grand fleuve pour le service d’un chemin de fer, de rails, de plaques tournantes, de navires, de frégates cuirassées pour l’Espagne et pour l’Italie, d’édifices même, comme par exemple un pénitencier capable de contenir cinq cents prisonniers, qui a été expédié de Maubeuge pour le Chili ? Est-ce que les laines du Cap et de l’Australie, les cotons des États-Unis, les soies de la Chine et du Japon ne ressortent pas en partie du territoire sous forme de tissus ? Est-ce que nous ne réexpédions pas souvent et sans leur avoir même fait subir aucun travail des denrées qui nous sont arrivées de l’étranger, le café, par exemple, dont nous fournissons d’assez grandes quantités à l’Orient, les grains dont nous avons quelquefois réexporté des milliers de quintaux à destination de l’Angleterre ?

Néanmoins ce n’est encore là qu’un côté de la question, il intéresse seulement les choses, les objets matériels ; il ne nous apprend rien sur les hommes. Or, les choses sans les hommes ne sont rien, et un pays pourrait se trouver dans les conditions économiques les plus favorables pour être une puissance maritime, qu’il ne le serait pas s’il n’avait pas de marins. Ce sont eux qui font une marine même lorsqu’un État, comme la Grèce par exemple, ne produit par lui-même presque aucun élément de trafic. C’est lorsque les marins manquent qu’il est impossible de faire une marine, même dans un pays comme la Russie, par exemple, qui, avec ses bois, ses suifs, ses chanvres, ses céréales, ses métaux, etc., possède des éléments de fret abondants. Et encore sans marine commerciale il n’y a pas de marine militaire, ou ce qui est tout aussi vrai, on peut sans flotte et sans armée navale être une puissance maritime si l’on produit des marins, tandis qu’avec de grandes flottes montées par de nombreux équipages on peut n’être compté pour rien sur les océans, si l’on n’a pas pour donner la vie à ces flottes une population maritime en rapport avec leur importance. Les États-Unis, qui jusqu’en 1860 n’avaient jamais entretenu qu’un nombre très-restreint de bâtiments de guerre, ont toujours été considérés comme une puissance navale de premier rang, parce qu’on savait qu’ils ont des marins en grand nombre, et les succès militaires qu’ils ont obtenus par mer ont justifié cette opinion. Par contre, la Russie, qui a entretenu jusqu’à quarante-cinq