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plus ancien est depuis quatre-vingts ans. Cela est donc venu au monde depuis votre Société ? lui dis-je. Environ, me répondit-il. C’est-à-dire, mon Père, qu’à votre arrivée on a vu disparaître saint Augustin, saint Chrysostome, saint Ambroise, saint Jérôme, et les autres, pour ce qui est de la morale. Mais au moins que je sache les noms de ceux qui leur ont succédé ; qui sont-ils, ces nouveaux auteurs ? Ce sont des gens bien habiles et bien célèbres, me dit-il. C’est Villalobos, Coninck, Llamas, Achokier, Dealkozer, Dellacrux, Veracruz, Ugolin, Tambourin, Fernandez, Martinez, Suarez, Henriquez, Vasquez, Lopez, Gomez, Sanchez, de Vechis, de Grassis, de Grassalis, de Pitigianis, de Graphaeis, Squilanti, Bizozeri, Barcola, de Bobadilla, Simancha, Perez de Lara, Aldretta, Lorca de Scarcia, Quaranta, Scophra, Pedrezza, Cabrezza, Bisbe, Dias, de Clavasio, Villagut, Adam à Manden, Iribarne, Binsfeld, Volfangi à Vorberg, Vosthery, Strevesdorf. O mon Père ! lui dis-je tout effrayé, tous ces gens-là étaient-ils chrétiens ? Comment, chrétiens ! me répondit-il. Ne vous disais-je pas que ce sont les seuls par lesquels nous gouvernons aujourd’hui la chrétienté ? Cela me fit pitié, mais je ne lui en témoignai rien, et lui demandai seulement si tous ces auteurs-là étaient Jésuites. Non, me dit-il, mais il n’importe ; ils n’ont pas laissé de dire de bonnes choses. Ce n’est pas que la plupart ne les aient prises ou imitées des nôtres ; mais nous ne nous piquons pas d’honneur, outre qu’ils citent nos Pères à toute heure et avec éloge. Voyez Diana, qui n’est pas de notre Société, quand il parle de Vasquez, il l’appelle le phénix des esprits. Et quelquefois il dit que Vasquez seul lui est autant que tout le reste des hommes ensemble, Instar omnium. Aussi tous nos Pères se servent fort souvent de ce bon Diana ; car si vous entendez bien notre doctrine de la probabilité, vous verrez que cela n’y fait rien. Au contraire, nous avons bien voulu que d’autres que les Jésuites puissent rendre leurs opinions probables, afin qu’on ne puisse pas nous les imputer toutes. Et ainsi, quand quelque auteur que ce soit en a avancé une, nous avons droit de la prendre, si nous le voulons, par la doctrine des opinions probables, et nous n’en sommes pas les garants quand l’auteur n’est pas de notre corps. J’entends tout cela, lui dis-je. Je vois bien par là que tout est bien venu chez vous, hormis les anciens Pères, et que vous êtes les maîtres de la campagne. Vous n’avez plus qu’à courir.

Mais je prévois trois ou quatre grands inconvénients et de puissantes barrières qui s’opposeront à votre course. Et quoi ? me dit le Père tout étonné. C’est, lui répondis-je, l’Ecriture Sainte, les Papes et les Conciles, que vous ne pouvez démentir, et qui sont tous dans la voie unique de l’Evangile. Est-ce là tout ? me dit-il. Vous m’avez fait peur. Croyez-vous qu’une chose si visible n’ait pas été prévue, et que nous n’y ayons pas pourvu ? Vraiment je vous admire, de penser que nous soyons opposés à l’Ecriture, aux Papes ou aux Conciles ! Il faut que je vous éclaircisse du contraire. Je serais bien marri que vous crussiez que nous manquons à ce que nous leur devons. Vous avez sans doute pris cette pensée de quelques opinions de nos Pères, qui paraissent choquer leurs décisions, quoique cela ne soit pas. Mais pour en entendre l’accord, il faudrait avoir plus de loisir. Je souhaite que vous ne demeuriez pas mal édifié de nous. Si vous voulez que nous nous revoyions demain, je vous donnerai l’éclaircissement.

Voilà la fin de cette conférence, qui sera celle de cet entretien ; aussi en voilà bien assez pour une lettre. Je m’assure que vous en serez satisfait en attendant la suite. Je suis, etc.