Page:Blaise Pascal - Les Provinciales.djvu/128

Cette page n’a pas encore été corrigée

Christ a mis l’honneur à souffrir ; le diable à ne point souffrir. Jésus-Christ a dit à ceux qui reçoivent un soufflet, de tendre l’autre joue ; et le diable a dit à ceux à qui on veut donner un soufflet, de tuer ceux qui leur voudront faire cette injure. Jésus-Christ déclare heureux ceux qui participent à son ignominie, et le diable déclare malheureux ceux qui sont dans l’ignominie. Jésus-Christ dit : Malheur à vous, quand les hommes diront du bien de vous ! et le diable dit : Malheur à ceux dont le monde ne parle pas avec estime !

Voyez donc maintenant, mes Pères, duquel de ces deux royaumes vous êtes. Vous avez ouï le langage de la ville de paix, qui s’appelle la Jérusalem mystique, et vous avez ouï le langage de la ville de trouble, que l’Ecriture appelle la spirituelle Sodome : lequel de ces deux langages entendez-vous ? lequel parlez-vous ? Ceux qui sont à Jésus-Christ ont les mêmes sentiments que Jésus-Christ, selon saint Paul ; et ceux qui sont enfants du diable, ex patre diabolo, qui a été homicide dès le commencement du monde, suivent les maximes du diable, selon la parole de Jésus-Christ. Ecoutons donc le langage de votre École, et demandons à vos auteurs : Quand on nous donne un soufflet, doit-on l’endurer plutôt que de tuer celui qui le veut donner ? ou bien est-il permis de tuer pour éviter cet affront ? Il est permis, disent Lessius, Molina, Escobar, Reginaldus, Filiutius, Baldellus, et autres Jésuites, de tuer celui qui nous veut donner un soufflet. Est-ce là le langage de Jésus-Christ ? Répondez-nous encore. Serait-on sans honneur en souffrant un soufflet, sans tuer celui qui l’a donné ? N’est-il pas véritable, dit Escobar, que, tandis qu’un homme laisse vivre celui qui lui a donné un soufflet, il demeure sans honneur ? Oui, mes Pères, sans cet honneur que le diable a transmis de son esprit superbe en celui de ses superbes enfants. C’est cet honneur qui a toujours été l’idole des hommes possédés par l’esprit du monde. C’est pour se conserver cette gloire, dont le démon est le véritable distributeur, qu’ils lui sacrifient leur vie par la fureur des duels à laquelle ils s’abandonnent, leur honneur par l’ignominie des supplices auxquels ils s’exposent, et leur salut par le péril de la damnation auquel ils s’engagent, et qui les fait priver de la sépulture même par les Canons ecclésiastiques. Mais on doit louer Dieu de ce qu’il a éclairé l’esprit du Roi par des lumières plus pures que celles de votre théologie. Ses édits si sévères sur ce sujet n’ont pas fait que le duel fût un crime ; ils n’ont fait que punir le crime qui est inséparable du duel. Il a arrêté, par la crainte de la rigueur de sa justice, ceux qui n’étaient pas arrêtés par la crainte de la justice de Dieu ; et sa piété lui a fait connaître que l’honneur des Chrétiens consiste dans l’observation des ordres de Dieu et des règles du Christianisme, et non pas dans ce fantôme d’honneur que vous prétendez, tout vain qu’il soit, être une excuse légitime pour les meurtres. Ainsi vos décisions meurtrières sont maintenant en aversion à tout le monde, et vous seriez mieux conseillés de changer de sentiments, si ce n’est par principe de religion, au moins par maxime de politique. Prévenez, mes Pères, par une condamnation volontaire de ces opinions inhumaines, les mauvais effets qui en pourraient naître, et dont vous seriez responsables. Et pour recevoir plus d’horreur de l’homicide, souvenez-vous que le premier crime des hommes corrompus a été un homicide en la personne du premier juste ; que leur plus grand crime a été un homicide en la personne du chef de tous les justes ; et que l’homicide est le seul crime qui détruit tout ensemble l’État, l’Église, la nature et la piété.

Je viens de voir la réponse de votre Apologiste à ma treizième Lettre. Mais s’il ne répond pas mieux à celle-ci, qui satisfait à la plupart de ses difficultés, il ne méritera pas de réplique. Je le plains de le voir sortir à toute heure hors du sujet pour s’étendre en des calomnies et des injures contre les vivants et contre les morts. Mais, pour donner créance aux mémoires que vous lui fournissez, vous ne deviez pas lui faire désavouer publiquement une chose aussi publique qu’est le soufflet de Compiègne. Il est constant, mes Pères, par l’aveu de l’offensé, qu’il a reçu sur sa joue un coup de la main d’un Jésuite ; et tout ce qu’ont pu faire vos amis a été de mettre en doute s’il l’a reçu de l’avant-main ou de l’arrière-main, et d’agiter la question si un coup du revers de la main sur la joue doit être appelé soufflet ou non. Je ne sais à qui il appartient d’en décider, mais je crois cependant que c’est au moins un soufflet probable. Cela me met en sûreté de conscience.