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LÉON TOLSTOÏ

« Cher Nicolas Nicolaiévitch. Je commençais à m’ennuyer d’être si longtemps sans nouvelles de vous, quand j’ai reçu votre ouvrage, votre lettre et les livres. Je vous suis très reconnaissant pour tout et pour la Bible juive que j’ai reçue depuis longtemps avec plaisir. Mais il me semble vous en avoir déjà remercié. Combien vous dois-je ? Quand est-ce que nous vous verrons ? Ne viendrez-vous pas à Moscou ? J’ai lu votre livre. Votre lettre m’a impressionné tristement, m’a désenchanté. Mais je vous comprends très bien, et, malheureusement, je vous crois presque. Il me semble que vous êtes la victime de l’opinion fausse, mensongère, sur Dostoievski, de l’exagération de son importance, de l’élévation à la dignité de prophète et de saint d’un homme mort dans la période la plus aiguë de la lutte intérieure entre le bien et le mal. Il est touchant, intéressant, mais on ne peut mettre sur un piédestal un homme qui est tout en lutte. Par votre livre, j’ai connu pour la première fois toute la mesure de son esprit. J’ai lu aussi le livre de Pressensé, mais toute la science disparaît sous l’embarras. Il y a des chevaux très beaux, des trotteurs de mille roubles, mais tout à coup, crac, un vice, et le beau cheval ne vaut rien. Plus je vis, plus j’apprécie les hommes sans tares. Vous dites que vous vous êtes réconcilié avec Tourgueniev, et moi je commence à l’aimer beaucoup. Et c’est drôle, je l’aime parce qu’il était sans tares, et qu’on était sûr avec lui, et que Pressensé et Dostoievski en ont. Chez l’un, toute la science, chez l’autre tout, l’esprit et le cœur, sont perdus pour moi.

« Ah ! il m’est arrivé un malheur qui vous tou-