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LÉON TOLSTOÏ

main habile, fait défiler devant nous les foules et les personnes avec leurs justes proportions et leurs vrais caractères, adoucis néanmoins par les voiles du passé. Avec Anna Karénine, on a devant soi le foyer familial, le salon mondain, l’izba des paysans, avec leurs moindres détails. Les gens qui peuplent ce tableau vivent en contact immédiat avec vous. Et l’auteur s’est attaché à la peinture de ces mouvements moraux qui composent la vie de chacun de ses personnages et aussi la vie de toute l’humanité.

Voilà pour le côté extérieur du roman. Par l’aperçu historique du roman, le lecteur sait qu’il fut commencé à l’improviste, qu’une remarque accidentelle en fut le prétexte. Mais Tolstoï y fut certainement amené par des causes plus profondes. Nous savons que depuis longtemps il compulsait des matériaux historiques en vue d’un roman de l’époque de Pierre ier. Ces recherches ne lui donnèrent pas ce qu’il espérait et nous pensons que l’effort d’imagination qu’il devait faire pour ranimer cette époque le fatigua. Anna Karénine parut comme une réaction, comme un repos. Un événement banal, la mort tragique d’une femme, le vide et la bassesse des intérêts du milieu mondain qu’il connaissait, le tableau idyllique de la vie de famille, la vie des personnes de son monde opposée à la vie du peuple furent la glaise avec laquelle Tolstoï pétrit ses images. En outre, Tolstoï y met l’empreinte de sa vie personnelle, extérieure et intérieure, toujours si forte et originale. Il força Lévine à revivre devant le lecteur ses propres souffrances morales, à lier sur la voie claire où lui-même était arrivé après