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dangereux[1] : mais son autorité sur son malade n’était pas assez grande pour qu’il s’en fît écouter. Vainement aussi lui adressait-il des représentations sur l’usage immodéré qu’il faisait des fruits, qui souvent l’incommodaient, et sur les aliments malsains dont était formé habituellement le menu de ses repas, tels que des viandes indigestes, des harengs secs, des poissons salés, de l’ail[2].

L’été de 1558 fut excessivement chaud dans l’Estrémadure; les villages situés autour du monastère de Yuste étaient remplis de malades, et le nombre de ceux qui succombaient était grand. Charles-Quint ne se contentait pas de dormir les jambes découvertes, à cause de la démangeaison qu’il y éprouvait et que la chaleur lui rendait insupportable, mais il voulait encore qu’on laissât ouvertes la nuit les portes et les fenêtres de sa chambre[3]. Le 9 août il se sentit le cou embarrassé; la douleur augmenta les jours suivants et fut accompagnée de mal de tête. La goutte ne tarda pas à se déclarer; du cou elle descendit à l’épaule, au coude, au poignet; elle attaqua aussi le genou : le jour de l’Assomption, Charles fut obligé de se faire porter à l’église pour entendre la messe et communier. Des pilules que son médecin lui administra le débarrassèrent, et les forces lui revinrent avec l’appétit et le sommeil[4]. Ce fut à ce moment qu’il eut l’étrange idée de faire faire ses obsèques et d’y assister en propre personne. Il avait l’habitude de deviser familièrement avec les gens de son service intime. Il dit à Nicolas Benigne, l’un de ses barbiers, pendant que celui-ci le rasait : « Sais-tu à quoi je pense, Nicolas? — A quoi, Sire? — Je pense que j’ai deux mille écus en réserve, et je calcule comment avec cette somme je ferai faire mes obsèques. » — Le barbier repartit : « Que V. M. ne prenne pas ce souci. Si elle meurt et que nous lui survivions, nous ferons nous-mêmes ici ses funérailles. » — « Tu l’entends mal, répliqua l’empereur. Il y a une grande différence, pour cheminer, entre avoir la lumière derrière soi, et l’avoir devant. » Il voulut connaître l’opinion de son confesseur sur le dessein qu’il avait conçu, mais il ne le lui découvri pas d’abord tout entier : « Fray Juan, lui dit-il, il me paraîtrait à propos de faire faire les obsèques de mes parents ainsi que de l’impératrice, puisque maintenant je me porte bien; que vous en semble? » Le confesseur lui répondit : « Sire, c’est un dessein digne de Votre Majesté et une résolution pieuse et sainte : que Votre Majesté l’ordonne et les obsèques se feront. » L’empereur reprit : « Alors je serai charmé qu’elles se fassent dès demain; on dira les vigiles pour mon père, et le jour suivant la messe; après, et successivement, on procédera de même pour ma mère et pour l’impératrice. Je désire que l’office soit célébré avec solennité et lentement; je veux aussi qu’il soit dit des messes basses pour mes parents et pour l’impératrice, outre celles qui se disent déjà. » Tout cela fut exécuté. Chaque jour Charles-Quint sortit de son appartement précédé d’un de ses officiers portant un cierge allumé, et se rendit à l’église, où, placé au pied de l’autel, il pria avec ferveur pour les illustres morts dont la mémoire lui était chère. Ces cérémonies achevées, il fit appeler de nouveau son confesseur : « Ne trouveriez-vous pas à propos, fray Juan, lui dit-il, que je fisse faire mes propres obsèques, et que je fusse témoin de ce qui bientôt doit avoir lieu pour moi? » À ces paroles, fray Juan s’attendrit, et ce fut d’une voix entrecoupée par ses larmes qu’il répondit : « Que Votre Majesté vive de longues années, au plaisir de Dieu, comme nous le souhaitons, et qu’elle veuille ne pas nous annoncer sa mort avant le temps. Lorsqu’il plaira au Seigneur de l’appeler à lui, ceux de nous qui resteront ici rempliront le devoir auquel ils sont tenus. » L’empereur insista, lui disant « Ne croyez-vous pas que les obsèques me seraient profitables? — Elles vous profiteraient sans doute. Sire, et beaucoup : car les œuvres pieuses que

  1. Retraite et mort, etc., t. I, p. 314.
  2. Ibid., t. II, p. XXXVII.
  3. Retraite et mort, etc., t. I. p. 317; t. II, p.470.
  4. Ibid., t. I, pp. 315, 317, 321; t. II, p. 470.