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Ainsi nous fust ravi Beeckmanne,
Pour nous donner au lieu de manne
De l’amertume et de l’aigreur.

La douleur publique fut immense : l’auréole du martyre brilla sur le front du défunt[1]. On grava son portrait avec cette légende :

Souspirés, ò bourgoys, les grands et les petits,
Beeckman est trépassé qui estoit vostre appuy.

En mars 1638, « pour signe d’affection et perpétuelle mémoire, » on érigea sur la petite fontaine du Marché, entre la rue du Pont et le couvent des PP. Mineurs, « une figure de bronze qui représentoit feu le bourgmestre De Beeckman, tenant en sa main les armoiries des trente-deux métiers[2]. » Les soldats de Ferdinand l’abattirent, en 1649, et firent enlever en même temps, des chambres des métiers, les portraits de Beeckman et de La Ruelle[3].

La mort de Beeckman fut en quelque sorte le signal de la guerre civile. Ferdinand dissimula ses prétentions jusqu’à ce que la première effervescence fût calmée ; mais alors ses courtisans levèrent le masque et saisirent toutes les occasions de battre en brèche les vieilles franchises. Ces dissentions intestines sont connues dans l’histoire sous le nom de querelles des Chiroux et des Grignoux[4]. « La patrie, dit un publiciste liégeois, se déchira misérablement elle-même. Le règne de Ferdinand de Bavière est écrit en lettres de sang dans les annales de la principauté. »

Les Grignoux, partisans de la neutralité liégeoise, de toutes les libertés publiques et de l’égalité des citoyens, adoptèrent pleinement et sans réserve le programme de Beeckman, rapporté plus haut. Leurs ennemis les accusèrent non-seulement d’hostilité envers le prince, mais de tendances favorables au protestantisme. Plusieurs furent bannis ou contraints de s’expatrier. Quels que fussent leurs sentiments, ils se gardèrent bien de les laisser paraître ; ils se contentèrent de réclamer la liberté religieuse. Leur politique fut de rester neutres : pendant la guerre de trente ans, ils refusèrent constamment de se prononcer, ni dans le sens des Hollandais, ni dans le sens des Espagnols.

Les soupçons des zélés catholiques contre les Grignoux, il faut en convenir, n’étaient pas sans une apparence de fondement. Beeckman, l’idole du parti populaire, avait entretenu des relations avec le fameux Samuel des Marets[5], pasteur de l’église wallone de Maestricht. Dans une curieuse brochure récemment remise en lumière[6], Des Marets affirma l’empoisonnement du bourgmestre, et établit une liaison entre les griefs allégués par Ferdinand contre l’administration de la cité et les persécutions dirigées contre les hérétiques. Ce pamphlet produisit à Liége une grande émotion. L’évêque le prohiba sous des peines sévères ; il promit des récompenses à ceux qui feraient connaître l’auteur ou seulement le premier distributeur d’un écrit « non moins séditieux que pernicieux, calomnieux, blasphématoire et scandaleux contre notre sainte foi et le repos public, même contre l’honneur et réputation dudit feu sieur bourgmestre Beeckman. » Liège comptait alors un certain nombre de protestants, un plus grand nombre encore d’indécis. Beeckman appartenait-il à cette dernière catégorie ? Ses rapports avec Samuel des Marets ne sont pas une preuve suffisante : on a uniquement le droit d’en conclure qu’il re-

  1. V. l’Apologie de Barthélemi Roland dit Bartel, Liége, Ouwerx, 1649, in-4o, fol. 21.
  2. Bouille, etc.
  3. Bouille, Foullon, etc. — Villenfagne prétend que la statue fut transportée dans l’église Saint-Martin-en-Ile et remise ensuite au grand greffier de la cité, fils de Beeckman. (Hist. de Spa, t. II. p. 218). A l’époque où écrivait cet auteur (1803), le piédestal en pierre de ladite statue, orné des armes du bourgmestre, était encore conservé dans la famille Beeckman.
  4. Les aristocrates étaient surnommés Chiroux à cause de leur costume sombre et de leurs bas blancs, qui les faisaient ressembler à une espèce d’hirondelle aux cuisses blanches (en wallon chirou). Les Grignoux étaient les grognards, les mécontents.
  5. Voir les Mémoires du P. Nicéron, t. XXVIII, p. 46 et suiv. — Lenoir, Hist. du protestantisme au pays de Liége, Bruxelles, 1861, p. 283.
  6. Par les soins de M. Ul. Capitaine (Bull. de l’Institut archéol. liégeois, 1854, t. II, p. 276 et suiv.) Elle est intitulée : L’esprit du bourguemaistre Beeckman retourné de l’autre monde, aux fidèles bourgeois de la cité de Liége (1633).