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Le mardi 19, les rues de Bruxelles virent s’opérer un formidable déploiement de troupes. Huit à dix mille hommes occupèrent tous les abords de la Steenporte, de la chancellerie et de la Grand’Place. En ce dernier endroit, huit bataillons de grenadiers et deux escadrons de cavalerie étaient rangés en bataille, sous les ordres du complaisant colonel Falck. Vers huit heures et demie, le doyen sortit de la Steenporte et prit place, vêtu seulement d’une robe de chambre, sur l’ignoble charrette du bourreau ; il avait le dos tourné au cheval et tenait un crucifix entre ses mains garrottées. Derrière la charrette marchaient les pillards condamnés, accompagnés aussi, chacun, par un père jésuite. Une escorte nombreuse précédait et suivait ce triste cortége. Les rues étaient presque désertes, et ceux que l’on y rencontrait ne se cachaient pas pour manifester leur douleur ou leur impuissante colère.

À la chancellerie, qui se rouvrait pour la première fois depuis les pillages, les condamnés furent conduits devant le conseil de Brabant. Après que le greffier Schouten eut lu sa sentence, Anneessens le pria de recommencer sa lecture ; puis, prenant la parole avec une présence d’esprit et une fermeté qui frappèrent ses juges, il rétorqua successivement les principaux faits qui lui étaient imputés. Comme il rappelait avec véhémence au chancelier qu’il avait exposé sa vie et sa fortune pour sauver l’hôtel de ce magistrat de la fureur du peuple, un des conseillers lui enjoignit de se taire : « Vous avez le droit de me juger, répartit-il, mais un jour vous comparaîtrez avec moi au tribunal céleste, et nous verrons alors si vous m’avez légalement condamné. » Et, comme le fiscal Charliers lui rappelait qu’il était devant ses juges : « Monsieur le fiscal, s’écria-t-il en montrant le crucifix, voilà l’image de mon juge et de tous les juges de la terre ! Seigneur, dit-il ensuite en levant les yeux au ciel, pardonnez-moi comme je leur pardonne, c’est tout ce que je puis dire. » On voulut en vain lui faire signer sa sentence, il répondit par un refus énergique et partit avec le même calme qu’il avait toujours montré.

Deux pillards furent fouettés sur la place de la Chancellerie ; puis le cortége se rendit sur la Grand’Place, où un échafaud était dressé au même endroit où les comtes d’Egmont et de Hornes avaient expiré. L’hôtel de ville et les maisons des métiers étaient déserts et l’on en avait fermé et masqué les fenêtres. Anneessens monta sans fléchir les degrés de l’échafaud et s’entretint quelque temps avec le père Janssens. Il voulut haranguer les rares spectateurs de cette scène, mais sa voix expira sous le roulement des tambours. Le bourreau lui ayant ôté sa perruque, il mit sur sa tête chauve un bonnet blanc, se laissa dépouiller de sa robe de chambre et garrotter, puis s’agenouilla devant un petit tas de sable, la face tournée vers l’hôtel de ville. Le bourreau lui ayant bandé les yeux, saisit son glaive et d’un seul coup fit tomber la tête de l’infortuné doyen.

Le greffier de la ville, Van Veen, à qui l’on doit une relation curieuse et exacte de la mort d’Anneessens et qui s’était placé à l’une des fenêtres de la maison le Cygne, pour mieux voir les phases de l’exécution, atteste qu’au moment où le coup mortel fut porté, les spectateurs firent retentir l’air de leurs gémissements. Ils se séparèrent en sanglotant et on entendit l’un d’eux s’écrier : « Adieu nos priviléges, leur défenseur n’est plus ! » Lorsque les accès de l’échafaud furent libres, ils se jetèrent sur le sable que le sang du doyen avait imbibé et se le disputèrent, l’un essayant d’en obtenir des parcelles à prix d’or, l’autre fouillant le sol entre les pavés pour retirer quelques fragments de ces débris précieux. « Je vais, » disait un Bruxellois qui avait acheté une pincée de ce sable au prix d’une couronne, « je vais faire enchâsser ce sable dans un bijou d’or, sous un pur cristal. Derrière cette relique on lira : Ceci est le sang de François Anneessens, doyen et syndic, décapité le 19 septembre 1719, pour avoir trop aimé sa patrie. » Plusieurs personnes de Bruxelles qui se glorifient de descendre du doyen, possèdent encore et conservent précieusement des