Page:Biographie des femmes auteurs contemporaines françaises.pdf/383

Cette page n’a pas encore été corrigée

timide, je n’osais le demandér. Une maladie vint à mon aide. Je pris très-gracieusement des boissons amères ou fades. Ma mère, pour entretenir ma bonne volonté, me donna force petites pièces d’argent : ces dons me for¬ mèrent un trésor de sept à huit francs : avec cela, j’au¬ rais cru pouvoir acheter un monde. Le jour de ma pre¬ mière sortie, ma mère, qui avait agréé mon désir enfin connu, m’acheta la Jérusalem délivrée, traduite par Lebrun. Ce poëme fut lu, relu, toujours avec d’indi¬ cibles ravissements. Tancrède’, si mélancolique et si beau de ses pures tendresses, domina toutes mes figures de génies, de princes et de héros ; il devint ma passion idéale, l’objet hautement proclamé de mes profonds et chaleureux enthousiasmes, le type mystérieux de ce que je pensais aimer un jour. A quatre ans de là, un de mes frères, très-désireux de mon Torquato, m’en offrit quarante sous. Vendre mon Torquato, m’en séparer pour de l’argent! je n’avais pas en moi l’instinct de cette pro¬ fanation. Mon refus énergiquement exprimé attrista mon frère. Ce que j’avais refusé à cette fortune de quarante sous, j’étais si pauvre alors, je l’accordai à son désir : je lui donnai mon bien. Bien plus tard, j’ai eu une édition magnifique de Torquato, je l’ai remplacée par une toute simple, tout ordinaire, à peu près semblable à la pre¬ mière possédée.

Des afflictions se placèrent dans la vie de ma mère. Ma sœur et moi nous acquîmes la singulière liberté, pour des êtres tout jeunes, d’aller à l’église et de nous promener seules. La chère enfant aimait le monde ; j’ai¬ mais au contraire la solitude et le silence : elle cédait lé plus souvent à mon goût.

La passion des livres me tourmentait. Je commençai une nouvelle bibliothèque dans un tiroir de table avec deux volumes du théâtre de Voltaire, que j’avais achetés