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LES IDÉES MODERNES SUR LES ENFANTS

surestimaient son mérite, à cause de sa facilité de parole ; quand, au contraire, on le fréquentait depuis longtemps, on s’apercevait que, malgré une intelligence réelle, et une aptitude très grande à manier les idées générales, sa pensée était inférieure à sa parole ; et il donnait incontestablement, comme tous ceux qui sont essentiellement verbaux, une impression de vide. Ce littéraire était lourd, de tournure empotée, et très maladroit de ses mains ; il aurait fait un mauvais ouvrier ; il répugnait à tous les sports, et prenait sur eux sa revanche en les méprisant cordialement. Ce sont là deux exemples très nets d’esprits littéraires, ou pour mieux dire esprits verbaux, auxquels les aptitudes manuelles font complètement défaut.

Comme contraste avec les précédents, je signalerai deux types de praticiens. L’un d’eux est né, par une véritable singularité, dans une famille très littéraire ; son père, ancien député, est aujourd’hui un de nos orateurs les plus écoutés ; ses frères se sont distingués dans les sciences et dans les lettres ; quant à lui, il a longtemps passé, même dans sa famille, pour un retardé de l’intelligence, surtout à cause de son infériorité verbale, qui est évidente ; du reste, en France, il est de règle que ceux qui ne savent pas parler passent pour peu intelligents. Ce jeune homme, quand je l’ai connu, parlait peu et mal ; je l’ai vu s’essayer à faire des récits et des descriptions, c’était pitoyable ; les phrases étaient incorrectes, et si maladroites qu’on ne comprenait pas sa pensée ; le plus souvent, comme s’il avait eu conscience de son défaut de langage, il restait silencieux, ou ne parlait que par monosyllabes. Ses lettres, d’une écriture enfantine, étaient aussi laconiques que sa parole ; et quelle grammaire ! quelle orthographe ! À vingt ans, après avoir reçu les leçons littéraires des meilleurs maîtres, il faisait des rédactions dignes d’un enfant de huit à neuf ans. En revanche, c’était un jeune homme habile et adroit ;