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LES IDÉES MODERNES SUR LES ENFANTS

notes à une séance de discussion. La division de conscience est donc poussée très loin ; mais pas assez loin, bien entendu, pour amener de l’incohérence. L’auteur reste très attentif, et capable d’intervenir utilement, d’abord pour exiger que ses personnages obéissent au scénario, ensuite pour les diriger, leur souffler certaines répliques, ou même de temps en temps, pour prendre leur place, et intercaler dans le dialogue des mots qui viennent de lui, qui sont de véritables mots d’auteur. Le sentiment de cette division de conscience est chez Curel tellement net qu’il peut facilement, en relisant une de ses pièces, distinguer entre les répliques qui lui appartiennent et celles qui appartiennent à ses bonshommes.

Cette observation a l’avantage de préciser, et sur des points importants, de compléter, m’a-t-il semblé, celle de Poincaré ; elle montre sous un autre jour comment l’inconscient travaille. Chez le mathématicien, cet inconscient ne fait qu’une brusque apparition dans la vie consciente ; il apporte une idée, comme un diable qui sort d’une trappe, puis disparaît. Chez Curel, il se produit un développement plus lent, plus systématique de l’inconscient ; celui-ci reste en pleine lumière, vit côte à côte avec le conscient, et devient pour lui un collaborateur véritable, comme un second auteur qui aurait des titres à signer la pièce et à toucher des droits. Mais il est évident que malgré les différences, les caractères psychologiques fondamentaux se retrouvent dans les deux cas ; sous une forme ou une autre, c’est bien là un envahissement du moi conscient par un quelque chose qui lui est étranger ; on avait appelé cela autrefois un état d’inspiration ; et sur cette mise hors de soi, les poètes avaient bâti une charmante mythologie : une femme jeune et belle, la muse, était censée rendre visite à l’inspiré ; cette muse n’est que la personnification de l’inconscient.