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LES IDÉES MODERNES SUR LES ENFANTS

dans sa tête tant de chiffres, puisqu’il est beaucoup plus simple, plus sûr, et moins fatigant de les griffonner sur un morceau de papier. Si ces calculateurs avaient une puissance de calcul en rapport avec leur mémoire, si c’étaient des mathématiciens de la force de Cauchy ou de Poincaré, alors peut-être leur mémoire aurait-elle pour eux un avantage, en leur présentant un immense panorama de combinaisons possibles. Mais nos trois sujets étaient des calculateurs assez médiocres ; ils n’ont rien inventé en mathématiques, et ne comprenaient rien aux problèmes transcendants. Leur ampleur de mémoire leur était inutile au point qu’ils n’en ont tiré parti que pour des exhibitions de music-hall. C’est bien la preuve qu’elle constituait une sorte de monstruosité.

Une mémoire disproportionnée a un autre inconvénient ; elle favorise la tricherie et encourage la paresse.

Faire un effort personnel, juger par soi-même coûte toujours un peu ; on servira l’opinion de son journal ; si on écrit un livre, on multipliera les citations. Dans les circonstances délicates de la vie, on attendra les jugements des autres pour les adopter. Cela est sot et dangereux, car les facultés mentales se paralysent quand on ne les exerce pas ; moins on exerce son jugement, moins on en a. Un élève paresseux, qui a de la mémoire, préférera apprendre bêtement le mot à mot d’un morceau qu’il ne comprend pas, plutôt que d’en chercher le sens, ce qui lui coûterait un bien petit effort.

J’ai observé les conséquences d’une mémoire exagérée chez un jeune Méridional qui est réellement très peu intelligent, et si ses parents ont réussi à le faire entrer dans une carrière libérale, c’est tout justement à cause de sa mémoire. Celle-ci est vraiment exceptionnelle ; il me fait l’effet d’un Bottin vivant ; il s’est servi de cette faculté merveilleuse pour cacher aux yeux de tous son incurable débilité d’esprit.