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sans aboutir à une image visuelle bien nette. Ainsi, en lisant un roman, j’avais toujours l’idée qu’un des héros ressemblait à un de mes collègues de la Sorbonne ; mais cette idée n’a pas produit son plein effet ; d’autres fois, le souvenir s’incorpore dans le roman, il figure parmi les personnages fictifs, et je me suis aperçu qu’il possède dans ce cas un relief, un fini de détail qui repoussent bien loin en arrière, comme des ombres, les autres personnages du même roman, que je crée avec les seules ressources de mon imagination.

Je me rappelle qu’en lisant les Demi-vierges, de Prévost, j’avais donné instinctivement au héros du livre l’image d’un jeune gandin que je voyais tous les soirs au casino de Saint-V… où je villégiaturais à ce moment-là ; la taille du petit jeune homme, son costume de cycliste, ses yeux bleus, son grand nez, son front blanc et ses joues hâlées, tout cela s’enlevait avec une vigueur extraordinaire sur le fond neutre du roman : les autres personnages n’étaient pas représentés, ou l’étaient vaguement, sans caractères individuels.

Il arrive parfois que cette incarnation d’un souvenir de la réalité se fait au profit d’un personnage tout à fait secondaire, qui doit à cette circonstance de passer au premier plan.

Mon regretté ami, Jacques Passy, que j’avais prié d’analyser ses images visuelles pendant la lecture des Trois Mousquetaires, m’écrivit l’observation suivante, où se retrouve, à propos de Rochefort, le fait dont je viens de parler.

« Les images mentales pendant la lecture des Trois Mousquetaires, et bien que ce livre m’ait causé un plaisir extrêmement vif, — manquent en général de netteté, de force et de précision. Il me serait impossible par exemple de dire la couleur des yeux, la forme du nez, etc., des principaux personnages ; il y a même certains détails donnés par l’auteur, comme le teint blanc et rose d’Aramis, que