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il suppose que cette description se fait uniquement en mots, et que les mots sont, dans ce cas particulier, les substituts des images absentes[1]. Il donne cette interprétation sans insister. S’il avait examiné la question un peu plus longuement, un esprit fin comme le sien se serait aperçu que l’explication est tout simplement impossible. À moins de supposer que le convive a appris par cœur le menu de son repas, et le récite mentalement de mémoire, il faut bien admettre qu’il a d’abord eu la pensée de chaque plat, avant d’en penser le mot ; la pensée doit nécessairement précéder le mot. On peut faire la même remarque à propos de beaucoup des observations que nous avons recueillies.

Rappelons quelques exemples. Armande, à qui j’ai dit le nom de F…, pense à cette personne, elle pense que cette personne n’est plus ici (chez nous), mais a changé de domicile ; elle a donc une pensée assez complexe, qui se rapporte à son domicile, à son existence. Cette pensée, de quelle nature est-elle ? D’une part, elle est dépourvue d’images sensorielles ; Armande dit qu’elle ne se représente rien ; d’autre part, si en réalité elle s’exprime par des mots, ce qui suppose des images verbales, il est bien certain que les images verbales ne sont qu’une expression de la pensée déjà amorcée ; la pensée est antérieure ; pour qu’Armande me dise ou se dise que « F. n’est plus ici, mais ailleurs », pour qu’elle trouve cette phrase, il faut qu’elle ait eu d’abord la pensée correspondante, si atténuée que soit cette pensée. Ainsi, c’est une pensée qui se forme sans images, et même sans images verbales. Voilà le point important. De même, il faut admettre que bien des réflexions qu’une personne fait spontanément supposent une pensée antérieure aux mots qui l’expriment, une pensée dirigeant les mots et les organisant. Ceci soit dit sans diminuer en rien l’importance du mot, qui doit singulièrement influencer, par choc en retour, la nature de la pensée.

  1. Psychology, I, 265, et II, 58.