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où l’on tranchait et débitait des quartiers de viande à tous les carrefours, où l’on voyait se sauver le savetier du coin, cachant sous son manteau une échine de porc ou un poumon d’agneau. Des troupeaux de bœufs et de moutons montaient au Capitole, escortés par la foule, suivis par les sénateurs en corps, les chevaliers, les magistrats de la ville, tout cela piétinant dans les fientes étalées, hurlant, beuglant, bêlant pêle-mêle. Cette bestialité sacrée et triomphante, quel spectacle d’ignominie !…

« Tu penses peut-être que si je condamne de bouche ces dieux brutaux, je leur pardonne dans le secret de mon cœur, à cause de la beauté qu’ils auraient mise dans le monde, cette beauté qui respire dans le marbre ou l’ivoire de leurs statues et qui leur prête un semblant de vie. Mais cette beauté n’a rien de commun avec la superstition. Les religions de nos pères l’ignorèrent toujours, comme aujourd’hui encore celles de leurs descendants. La superstition ne crée que la laideur. Vois dans les sanctuaires païens : les idoles les plus vénérées sont toujours les plus vieilles et les plus hideuses, celles en qui le type humain se dégage à peine des formes animales. La beauté des dieux est l’œuvre des poètes, que les théologiens et les philosophes eux-mêmes n’ont cessé de honnir. Cette création de la libre poésie, ils la réprouvent et la repoussent avec des mines scandalisées. Donne à ces dévots un chef-d’œuvre de l’art à placer sur leurs autels, tu verras ce qu’ils en feront. Ce sont eux qui affublent d’oripeaux la Vénus de Praxitèle, qui l’écrasent sous les bijoux, les bagues, les colliers, les boucles d’oreille, les diadèmes et qui en font une sorte de courtisane barbare. À Syracuse, n’avaient-ils pas déformé stupidement un Jupiter olympien, en lui emprisonnant les épaules sous un manteau d’or massif ! Il fallut le sacrilège du tyran Denys qui vola le manteau, pour restituer à la statue célèbre sa noblesse primitive. S’ils salissent le seuil de leurs temples par les tueries et les cuisines de leurs sacrifices, ils en ta-