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L’IMPOSTURE

Qu’on n’entende point par là simplement la constante recherche à l’égard d’autrui, d’un alibi moral, ni rien qui se puisse confondre avec les seuls calculs de l’ambition, mais quelque chose de plus. Le goût, l’ardeur, la frénésie du mensonge et son exercice perpétuel, aboutissant à un véritable dédoublement, à un dédoublement véritablement monstrueux, de l’être. L’origine de ce mal affreux doit être recherchée très loin, sans doute jusqu’à la première enfance, alors que le petit paysan rongé d’orgueil, jouait presque innocemment, d’instinct, au foyer familial, la lugubre comédie de la vocation. Et c’est vrai qu’il la jouait déjà tristement, lugubrement, le jeune avare ! Certains hypocrites, même assidus, ponctuels, ont parfois leurs défaillances, composent leur rôle avec une sorte de fantaisie, une exagération dans la feinte qui les délivre d’eux-mêmes pour un temps. Peu d’hommes ont la sinistre application de façonner du dedans leur mensonge. Mais il fut donné à l’homme extraordinaire qu’on voit à ce moment chanceler pour la première fois, d’opposer une résistance victorieuse, pendant des années, à toutes les révoltes de l’âme. Jadis, au petit séminaire de Nancy, ce singulier abbé de Saint-Genest, qui mourût missionnaire à Hué, s’accusait d’éprouver pour son élève, pourtant parmi les plus assidus, une répulsion invincible. Et comme on lui en demandait la cause :

— Je crois qu’il n’aime pas, disait-il. il ne s’aime même pas…

Ce fut pourtant un petit élève studieux, docile, âpre au travail comme on est âpre au gain, irréprochable. Seulement, dès le premier pas franchi, son