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L’IMPOSTURE

délivrer sa raison, lui firent honte. Il eût voulu les effacer sur-le-champ, ainsi qu’un acteur fourvoyé dans un mauvais rôle, jette avec rage sa défroque.

Si le dégrisement n’avait pas été si brusque, si total, peut-être eût-il encore passé sur l’abbé Chevance sa colère et sa déception, mais il avait trop hâte d’en finir, de reprendre après le délire incompréhensible, le fil de sa vie quotidienne, de se retrouver enfin. À son insu, il était d’ailleurs à bout de forces. Il dit seulement, avec un profond soupir :

— Je renonce à comprendre quoi que ce soit à la crise que je viens de traverser. Il me semble que j’ai retrouvé mon bon sens, lorsque je vous ai vu prêt, mon pauvre ami, à vous laisser gagner vous-même à la contagion de ma folie.

Le cri désespéré du prêtre retentissait encore dans la chambre close, mais la parole glacée de l’abbé Cénabre, aussitôt, l’abolit. Et d’ailleurs l’ancien curé de Costerel-sur-Meuse parut comprendre, inclina sa tête, et ne fut plus au moment qu’un pauvre homme.

— Comme on nous connaît peu, nous autres prêtres, continuait la voix devenue lente et grave, comme nous sommes séparés du monde ! Beaucoup voient en ma modeste personne un écrivain dressé aux disciplines de l’intelligence, attentif, méfiant par nature et vocation, familier jusqu’au désenchantement des cas de conscience les plus délicats… Et pour avoir une fois goûté à cette tentation du doute, analysé tant de fois dans mes livres, je perds tout contrôle sur moi-même, je parle et j’agis comme un dément. Ah ! qu’il faut peu gratter le prêtre d’expérience et d’âge pour retrouver le séminariste, sa foi un peu farouche, ses