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L’IMPOSTURE

le dernier appel susceptible d’être entendu. Il voyait, il tenait sous son regard, il touchait presque l’âme forcenée, frappée à mort ; il n’espérait plus rien d’elle qu’un signe, un seul signe, à peine volontaire, à peine lucide, quelque chose comme le clin d’œil qui consent, sur la face pétrifiée de l’agonie, un rien, la brèche où pût peser de tout son poids immense la formidable pitié divine, qu’il entendait rugir autour du réprouvé encore vivant. La révélation lui en venait d’être faite, en un éclair, il n’eût su dire comment, et il allait l’oublier aussi vite, il était tout entier dans son effort, il ne mesurait pas son coup. Bien au delà de sa propre raison, à mille lieues de son corps chétif, qui même alors gardait son attitude humiliée, craintive, sa charité, elle seule, discernait, jugeait, agissait. Qui peut voir, avec les yeux de l’ange ? L’homme qu’il disputait aux ténèbres était toujours là, devant lui, dans sa forte carrure, son front pâle sans une ride, les yeux baissés. Mais ils s’étreignaient dans le ciel.

Par degrés, la conscience revenait à l’abbé Cénabre, bien qu’il ne s’arrachât qu’au prix d’un grand effort, à sa contemplation intérieure. Ce qui se formait en lui échappait à toute prise de l’intelligence, ne ressemblait à rien, restait distinct de sa vie, bien que sa vie en fût ébranlée à une profondeur inouïe. C’était comme la jubilation d’un autre être, son accomplissement mystérieux. De ce travail, il ne savait ni le sens, ni le but, mais la passivité de toutes ses facultés supérieures au centre d’un ébranlement si prodigieux, était justement une volupté, dont son corps vibrait jusqu’aux racines. Il acceptait, il recevait dans sa propre