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L’IMPOSTURE

priserait, s’il était capable de mépris. Il l’exècre seulement. Son jugement court, mais exquis, l’a renseigné depuis longtemps. Ils l’honorent d’être suspect. Cette sympathie équivoque, cette admiration protectrice exaspèrent son orgueil, et il leur fait payer cher une reconnaissance toute formelle. De les louer tarit sa veine : il n’est jamais las de les railler, il doit à cette raillerie ses meilleures pages, les mieux venues, ses pages ailées. Comment ne l’ont-ils pas reconnu à ce signe éclatant ? Ils reçoivent de lui la plus cruelle ironie. C’est peut-être que leur vanité met à haut prix la louange difficile, arrachée à un homme fort et seul, par la coalition des faibles.

Ils le croient fort, mais il est seul, sûrement.

Les fenêtres de la chambre s’ouvrent sur une rue du Paris provincial. À cette heure de la nuit, la lointaine et triple rumeur de la place de Rennes, comme égarée, y est, à force de solitude et de silence, pathétique. Qu’à travers les ténèbres, les villes appellent, d’une voix profonde ! Que leur joie respire avec peine, comme elle râle !… Chaque rue, traversée dans le tumulte et l’éblouissement, sitôt quittée, vous poursuit dans l’ombre d’une plainte affreuse, peu à peu assourdie, jusqu’à la limite d’un autre tumulte et d’un autre éblouissement qui joint bientôt à l’autre voix sa voix déchirante. Et encore, ce n’est pas ce mot de « voix » que j’écrirai, car la forêt, la colline, le feu et l’eau ont seuls des voix, parlent un langage. Nous en avons perdu le secret, bien que le souvenir d’un accord auguste, de l’alliance ineffable de l’intelligence et des choses ne puisse être oubliée du plus vil. La voix que nous ne comprenons plus est encore