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L’IMPOSTURE

vous ai désiré des mois et des mois. J’ai fait pour vous ce que je n’aurais fait pour personne. En réparation d’un préjudice de rien, d’un simple accès de mauvaise humeur, je me suis dépouillé de tout, condamné à la misère. Je n’ai même plus d’amis. Je viens de renvoyer le dernier, cette nuit même, afin de vous attendre en paix. Me voilà comme à l’heure de ma naissance, dans un dénuement absolu. Dieu n’est pas plus pauvre que moi.

Il posa son bougeoir sur le parquet, puis se relevant brusquement, il étendit les bras, et étreignit le vieux prêtre en sanglotant. Mais le cœur déçu de l’abbé Chevance se contracta douloureusement dans sa poitrine, et il détourna la tête, sans un mot.

— Vous me haïssez, dit Cénabre, avec un sourire amer. Je le savais. D’ailleurs, j’étais derrière vous, il n’y a qu’un instant et je vous ai suivi jusqu’ici, observant vos pensées. Ah ! cher ami, vous êtes plein de ruse : néanmoins, si je voulais en prendre seulement la peine, je vous déviderais comme un écheveau, brin à brin, tenez-vous-le pour dit. Voilà tout.

Il écrasa du pied la bougie, furieusement, et le dernier son sorti de sa bouche parut happé au vol par la gueule béante de la nuit.

— Non ! non ! gémit doucement l’abbé Chevance, je ne vous crois pas. Je sais très bien que je rêve, il n’y a pas l’ombre d’un doute… Madame de la Follette, je vous prie — j’exige — je vous supplie, madame de la Follette, d’allumer les lumières, toutes les lumières, pas une de moins… Le paquet de bougies est au fond du tiroir… Allongez le bras, madame de la Follette.