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L’IMPOSTURE

La rue est déserte. Tout y invite au repos, au sommeil. Le silence est si profond qu’il doit prêter l’oreille pour entendre le bruit de ses pas : il a l’air de marcher dans du velours. En vrai paysan vosgien, il a toujours pensé d’accord avec ses jambes : à mesure que le corps se brise, l’idée s’allège, perd tout poids matériel, se lève à l’improviste, comme une alouette sauvage… Il allonge encore le pas sans fatigue, il voudrait courir. Jusqu’alors, il n’avait jamais songé à une nouvelle entrevue avec l’abbé Cénabre sans un grand serrement de cœur, et — pour tout dire — une angoisse surnaturelle. Qui pourrait tenir un tel secret sans dégoût ? Qui n’eut rêvé de l’oublier ? « Je suis le seul homme, se disait parfois l’abbé Chevance, devant lequel il puisse rougir. » Et il avait attendu des jours et des jours, puis des semaines, et des mois encore, avec le pressentiment qu’un échec serait irréparable, perdrait à jamais un misérable déjà cruellement humilié. Trop simple pour se croire capable de rien tenter par lui-même, le pauvre prêtre avait seulement espéré quelque signe mystérieux, l’appel si souvent entendu, et à sa naïve stupeur, la miséricorde était restée muette. Loin de les rapprocher, il semblait que les circonstances l’éloignassent de plus en plus du rival illustre qui, après une courte retraite, venait de reparaître dans le monde, non moins libre et audacieux, bien qu’avec une prudence accrue, et ce rien de gravité mélancolique, où ses dévots reconnaissaient la déception d’une grande âme. Mais, pour l’abbé Chevance, ce qui allait et venait ainsi, recueillant son juste tribut d’admiration et d’honneurs, n’en était pas moins une vaine apparence d’homme, un homme creux. Le vrai Cénabre