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L’IMPOSTURE

longtemps de ce devoir urgent. L’heure est venue, voilà tout. Pourquoi donc aujourd’hui, plutôt qu’hier ou demain ? Qu’importe encore ? Il ne sait pas exactement d’où il vient, mais il sait où il va ; que demander de plus ? « Il m’a appelé, dit-il, j’en suis sûr ! Il m’appelle… » Certains faits qui restent obscurs s’expliqueront d’eux-mêmes… Il revoit la haute silhouette impérieuse sortant de l’ombre, le bras tendu qui le repousse, le jette à terre, si brutalement… « J’aurais voulu que vous me bénissiez… j’aurais désiré vous demander cette grâce… » Il fallait — Dieu a voulu sans doute — que toute résistance vaincue, la raison vacillante au bord de l’abîme se redressât soudain, au seul écho des pauvres paroles sans gloire, mais du moins illuminées de charité. « J’étais fou, murmure l’abbé Chevance, avec un sourire de béatitude… J’avais perdu la tête. Quelle aventure !… » Déjà il traverse le boulevard à petits pas, évite prudemment une voiture, s’émerveille de trouver aux choses un aspect si rassurant, si plausible. Parvenu au coin de la rue Bonaparte, il s’accorde de souffler un peu. Sa soutane a une petite tache de boue qu’il essuie soigneusement, longtemps… Malheur ! dans sa chute, il a déchiré la manche, au-dessus du coude, y porte la main, sent une douleur aiguë, qu’il écrase du bout des doigts, en gémissant…

— Empêchez-le de toucher au pansement, dit quelqu’un, derrière lui.

— C’est un vrai poison, répond Mme de la Follette, Il n’arrête pas de gigoter…

(Pauvre Mme de la Follette !… Mais elle et son ombre s’éloignent déjà, s’effacent. Il est seul.)