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L’IMPOSTURE

ventre, et les boyaux en papier de soie… Pour la mémoire, notez bien, je crains personne. Seulement j’ai tant roulé, tant roulé !… On n’a plus sa couleur véritable, comme vous diriez mon paletot. Avec ça…

— Quel âge avez-vous ? dit l’abbé Cénabre.

— C’est sur mon certificat : cinquante-huit ans.

Il parut tout à coup stupéfait de l’énormité du chiffre, regarda ses dix doigts étendus avec une sorte d’épouvante, puis secouant la tête, il prononça gravement ces paroles peu compréhensibles :

— Vous êtes vache, sans offense… j’y avais pas réfléchi.

— Savez-vous lire ? demanda encore le prêtre brusquement.

Il hésita.

— Des fois, finit-il par dire prudemment. Comme ça. Pour être juste, c’est l’occasion qui manque.

L’abbé Cénabre haussa les épaules.

— Allons donc ! On sait ou on ne sait pas, ne racontez pas d’histoires ! Et si vous savez lire mon ami, vous avez été à l’école – oui — vous avez été à l’école — vous avez été un enfant comme les autres. Il n’y a pas de sauvages à Paris !

— Des sauvages, cette blague !… dit le voyou.

Il s’écarta un peu en chancelant, les mains replongées dans ses poches, la tête basse, le dos arrondi, les épaules jetées en avant, extraordinairement mince, pareil à une ombre sans épaisseur, faisant ce premier pas dans un passé mystérieux ainsi qu’il avançait, depuis tant d’années, à travers les rues sans commencement ni fin, pleines d’embûches de la ville au bruit souterrain.