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L’IMPOSTURE

ressemblent à des distractions, et qui n’échappent jamais toutefois à l’œil d’un secrétaire ou d’une servante. L’abbé Cénabre laissait croître sa barbe, négligeait ses mains qu’il avait belles, prolongeait ses repas, sa sieste. Il lui arrivait de se jeter tout habillé sur son lit, que sa gouvernante s’étonnait de retrouver le soir en désordre, la courtepointe en satin grenat souillée de boue, gardant la marque de ses gros souliers. « Mon maître (elle disait mon maître, avec l’accent limousin), mon maître devient sale, confiait-elle à ses amies. Un homme si soigneux ! »

« À quoi bon ? » pensait-il sans oser avouer que la sinistre parole, qui est au principe de tous les abandonnements, n’exprimait sans doute qu’à demi sa bizarre transformation. Le peuple dit, en son langage, d’un homme qui ne résiste plus à l’écœurement, qu’il se laisse aller, qu’il s’oublie. Or l’abbé Cénabre ne s’oubliait pas, il se désertait volontairement, ou du moins il désertait peu à peu cette image de lui si patiemment formée. Il s’essayait, encore timidement et non pas sans un confus plaisir, à ce désordre qu’il avait cru jadis haïr, moins dégoûté que curieux, ainsi qu’une fille chaste trébuche au seuil d’une mauvaise pensée, avant d’y entrer pour tout de bon… Une journée de paresse le laissait anxieux, irrité contre lui-même ou convulsé de mépris, avec le désir absurde de retrouver le lendemain les mêmes douloureux loisirs. D’ailleurs il eût pu noter d’autres symptômes plus singuliers. Par exemple, certaines éditions rares qu’il avait le plus aimées, lui étaient devenues odieuses tout à coup, inexplicablement, comme si le luxe et l’éclat des reliures, la blancheur des marges, la bonne