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L’IMPOSTURE

heurs : « — Un sale nom, monsieur le curé, un nom de salaud, qui fait rigoler, un nom de cocu ! Pas moyen d’être seulement respecté avec un nom pareil. À l’école, ils m’appelaient Framboise, et l’instituteur ne pouvait pas m’encaisser, rapport aussi que je suis devenu orphelin. Au chantier, c’était le même tabac. Allez aux halles, vous ne pourriez pas l’ouvrir sur moi, sans faire tordre tous les copains. Mon père était un bon ouvrier, mais il manquait de jugement. Ma mère avait de l’intelligence, mais pas de conduite. Elle s’est ensauvée un jour avec un chef de la Garde, qui pour se débarrasser d’elle, l’a fait donner par les mœurs. Une belle vache ! »

Il avait peine à suivre, car l’abbé Cénabre allongeait le pas sans répondre, ni même tourner la tête. « — Je crois lui en fourrer plein la vue, mais c’est plutôt lui qui me fait poser ! » pensait douloureusement le pauvre bougre, essayant courageusement d’échauffer sa sciatique, sans geindre. « Sale gueule de raie ! » Mais il n’aurait, pour rien au monde, lâché prise avant d’avoir le cœur net, sans doute par un obscur souci du travail bien fait, une sorte de conscience professionnelle léguée à sa misère par les ancêtres inconnus, les tenaces paysans beaucerons — ces croquants qu’il croyait mépriser, en pantruchard affranchi.

Par quel instinct de vieil esclave, par quelle clairvoyance sinistre devinait-il aussi que ce prêtre si grave, dont il osait à peine soutenir le regard lourd, lui demandait secrètement, attendait de lui, cela même qu’un mendiant cache ordinairement à la clientèle, le fonds sordide, ce qu’il nommait terriblement son « guignol » ? Car il avait laissé très vite le répertoire habi-