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L’IMPOSTURE

choses aveugles et rampantes au fond de sa conscience, et il croyait simplement n’avoir qu’un dernier effort à faire pour se délivrer entièrement. Soit qu’il l’eût ainsi voulu, soit qu’il fût plus simplement arrivé au terme d’une lente mais incroyable dégradation, sa vie tout entière avait pris son appui sur l’orgueil, et il se flattait de lui avoir trouvé là une forte et sûre assise. Étrange erreur d’un homme qui ne savait point encore que l’orgueil n’a rien en propre, n’est que le nom donné à l’âme qui se dévore elle-même. Lorsque cette dégoûtante perversion de l’amour a donné son fruit, elle porte désormais un autre nom, plus riche de sens, substantiel : la haine.

Comme un amant s’avise tout à coup, avec épouvante, au creux même de ce qu’il appelle son extase, que le corps qu’il presse n’a plus rien à lui livrer de précieux, qu’il est vide et déjà délaissé, ainsi l’abbé Cénabre sentait parfois, et pour un instant, la précarité de son triomphe, l’inanité de sa possession. À de tels moments, le calme où il était tombé ne le rassurait pas assez, l’étonnait plutôt, Se regardant vivre, si pareil à ce qu’il était jadis, prêtre ponctuel, travailleur exact, visitant les mêmes amis, tenant sur toutes choses les mêmes propos, il sentait non pas le remords, mais la méfiance, et qu’une dissimulation si facile pouvait cacher un piège, n’était peut-être qu’une trêve. Il eût désiré ne pas avoir réussi d’emblée, apprendre avec peine et application son nouveau rôle, se faire violence. Au lieu qu’il s’y trouva d’abord à l’aise, et semblait n’avoir jamais connu rien d’autre. Ce bizarre scrupule n’était d’ailleurs généralement qu’une forme d’inquiétude vague, mais parfois aussi