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L’IMPOSTURE

souvenir rencontré par hasard, et reconnu tout à coup à travers la perpétuelle méditation. Mais les volets de fer des devantures, les milliers de persiennes closes, les trottoirs vides, étaient comme une autre ville inconnue. Il atteignit ainsi boulevard de Sébastopol.

Ce fut seulement à la hauteur de la rue de Rambuteau qu’il s’avisa de l’imprudence d’un départ si prompt, à la pensée d’avoir laissé sans nouvelles et sans instructions sa femme de ménage, et sa concierge même. Que n’imaginerait-on pas ?

Alors il résolut de jeter à la poste, avant l’heure du train, une lettre à l’adresse du jeune Desvignes, secrétaire bénévole qu’il utilisait parfois.

— L’heure du train. Mais quelle heure ? Il était venu jusque-là sans la connaître, sans l’avoir même cherchée… Une telle distraction peut sembler vénielle à quelques étourdis incorrigibles, mais il en saisissait à ce moment tout le sens, il ne pouvait se faire illusion : il était là en contradiction avec lui-même, il ne se reconnaissait pas. Minutieux et casanier, l’horaire de chacun de ses voyages avait toujours été jusqu’alors dressé par lui avec un scrupule dont souriaient ses rares intimes. Qu’il rompît aussi brutalement avec ces habitudes, ou ces manies mêmes qui tenaient pourtant à une part essentielle de sa vie, cela seul ne l’eût pas troublé, mais il devait reconnaître à l’instant que cette rupture était involontaire. L’oubli était flagrant, indéniable, et il portait humblement témoignage, bien que d’une manière irréfutable, du profond désordre intérieur. La désillusion en fut si cruelle que le malheureux prêtre, écœuré d’une lutte inutile, baissa la tête, médita de tourner les talons,