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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

quatre ou cinq mois à l’hôpital de Berguette. C’est une tante qui m’a recueilli. Elle tenait un petit estaminet tout près de Lens, une affreuse baraque de planches l’on débitait du genièvre aux mineurs trop pauvres pour aller ailleurs, dans un vrai café. L’école était à deux kilomètres, et j’apprenais mes leçons assis sur le plancher, derrière le comptoir. Un plancher, c’est-à-dire une mauvaise estrade de bois tout pourri. L’odeur de la terre passait entre les fentes, une terre toujours humide, de la boue. Les soirs de paye, nos clients ne prenaient seulement pas la peine de sortir pour faire leurs besoins : ils urinaient à même le sol et j’avais si peur sous le comptoir que je finissais par m’y endormir. N’importe : l’instituteur m’aimait bien, il me prêtait des livres. C’est là que j’ai lu les souvenirs d’enfance de M. Maxime Gorki.

On trouve des foyers de misère en France, évidemment. Des îlots de misère. Jamais assez grands pour que les misérables puissent vivre réellement entre eux, vivre une vraie vie de misère. La richesse elle-même s’y fait trop nuancée, trop humaine, que sais-je ? pour qu’éclate nulle part, rayonne, resplendisse l’effroyable puissance de l’argent, sa force aveugle, sa cruauté. Je m’imagine que le peuple russe, lui, a été un peuple misérable, un peuple de misérables, qu’il a connu l’ivresse de la misère, sa possession. Si l’Église pouvait mettre un peuple sur les autels et qu’elle eût élu celui-ci, elle en aurait fait le