Page:Bernanos - Journal d’un curé de campagne.djvu/67

Cette page a été validée par deux contributeurs.
57
D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

L’ancien monde, lui, aurait pu durer peut-être. Durer longtemps. Il était fait pour ça. Il était terriblement lourd, il tenait d’un poids énorme à la terre. Il avait pris son parti de l’injustice. Au lieu de ruser avec elle, il l’avait acceptée d’un bloc, tout d’une pièce, il en avait fait une constitution comme les autres, il avait institué l’esclavage. Oh ! sans doute, quel que fût le degré de perfection auquel il pût jamais atteindre, il n’en serait pas moins demeuré sous le coup de la malédiction portée contre Adam. Ça, le diable ne l’ignorait pas, il le savait même mieux que personne. Mais ça n’en était pas moins une rude entreprise que de la rejeter presque tout entière sur les épaules d’un bétail humain, on aurait pu réduire d’autant le lourd fardeau. La plus grande somme possible d’ignorance, de révolte, de désespoir réservée à une espèce de peuple sacrifié, un peuple sans nom, sans histoire, sans biens, sans alliés — du moins avouables, — sans famille — du moins légale, sans nom et sans dieux. Quelle simplification du problème social, des méthodes de gouvernement !

Mais cette institution qui paraissait inébranlable était en réalité la plus fragile. Pour la détruire à jamais, il suffisait de l’abolir un siècle. Un jour peut-être aurait suffi. Une fois les rangs de nouveau confondus, une fois dispersé le peuple expiatoire, quelle force eût été capable de lui faire reprendre le joug ?

L’institution est morte, et l’Ancien Monde s’est écroulé avec elle. On croyait, on feignait