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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

avant qu’on ne vous les dise, » a-t-elle repris en haussant les épaules, et cette fois avec colère. Puis elle a fait un geste dont je n’ai compris le sens que plus tard. Son front était luisant de sueur. — « Je ne peux pas, gémit-elle, il me semble que je le perds deux fois. » — « Le règne dont vous venez de souhaiter l’avènement est aussi le vôtre et le sien. » — « Alors, que ce règne arrive ! » Son regard s’est levé sur le mien, et nous sommes restés ainsi quelques secondes, puis elle m’a dit : — « C’est à vous que je me rends. » — « À moi ! » — « Oui, à vous. J’ai offensé Dieu, j’ai dû le haïr. Oui, je crois maintenant que je serais morte avec cette haine dans le cœur. Mais je ne me rends qu’à vous. » — « Je suis un trop pauvre homme. C’est comme si vous déposiez une pièce d’or dans une main percée. » — « Il y a une heure, ma vie me paraissait bien en ordre, chaque chose à sa place, et vous n’y avez rien laissé debout, rien. » — « Donnez-la telle quelle à Dieu. » — « Je veux donner tout ou rien, nous sommes des filles ainsi faites. » — « Donnez tout. » — « Oh ! vous ne pouvez comprendre, vous me croyez déjà docile. Ce qui me reste d’orgueil suffirait bien à vous damner ! » — « Donnez votre orgueil avec le reste, donnez tout. » Le mot à peine prononcé, j’ai vu monter dans son regard je ne sais quelle lueur, mais il était trop tard pour que je puisse empêcher quoi que ce soit. Elle a lancé le médaillon au milieu des bûches en flammes. Je me suis jeté à genoux, j’ai enfoncé mon bras dans le feu, je