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ne pénètre dans ce redoutable caveau, et j’y serais infailliblement suffoquée avant l’arrivée de mon Roméo. Ou, si je vis, que deviendrai-je dans les ténèbres de la nuit et de la mort, au milieu des terreurs de ce funèbre séjour, qui depuis tant de siècles a reçu les ossements de mes ancêtres ; où Tybalt, saignant encore, fraîchement inhumé, pourrit dans son linceul ; où, à certaines heures de la nuit, on prétend que les esprits reviennent ? Hélas ! hélas ! si je me réveille avant l’heure, au milieu d’exhalaisons infectes, de gémissements comme ceux de la mandragore qu’on déracine, voix étranges qu’un mortel ne peut entendre sans être frappé de démence ! Ô mon Dieu ! entourée de ces épouvantables terreurs, j’en deviendrai folle ; mes mains insensées joueront avec les squelettes de mes ancêtres ! J’arracherai de son linceul le cadavre sanglant de Tybalt, et dans mon aveugle frénésie, transformant en massue l’un des ossements de mes pères, je m’en servirai pour me briser le crâne. — Oh ! il me semble voir l’ombre de Tybalt ; il cherche Roméo, dont la fatale épée a percé sa poitrine. — Arrête, Tybalt ; arrête ! Roméo ! Roméo ! Roméo ! voilà le breuvage ! Je bois à toi ! »

La musique, j’ose le croire, peut aller jusque-là ; mais quand y est-elle allée, je ne sais. En entendant à la représentation ces deux terribles scènes, il m’a toujours semblé sentir mon cerveau tournoyer dans mon crâne et mes os craquer dans ma chair… et je n’oublierai jamais ce cri prodigieux d’amour et d’angoisse qu’une seule fois j’entendis :

Romeo ! Romeo ! — Here’s drink ! — I drink to thee !

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Et vous voulez qu’après avoir connu de telles œuvres, éprouvé de telles impressions, on prenne au sérieux vos petites passions tièdes, vos petits amours de cire à mettre sous un bocal… Vous voulez que ceux qui ont vécu toute leur vie dans les contrées où rêvent ces grands lacs océaniens, où s’élèvent fières et verdoyantes ces forêts vierges de l’art, puissent s’accommoder de vos petits parterres, de vos bordures de buis taillées carrément, de vos bocaux où nagent de petits poissons rouges, ou de vos mares remplies de crapauds ! Pauvres faiseurs de petits opéras !…

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