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sans la robuste nature dont il était doué. A l’une des dernières répétitions d’Alceste, il venait de tomber sur un siége ruisselant et fumant, comme s’il eût été plongé dans le Styx, quand la femme du maître des ballets, qui s’était constituée sa garde attentive, lui apporta un grand verre de punch : « Ô ma houri, dit-il en lui baisant les mains, vous me ranimez. Sans vous, j’allais boire au Cocyte. »

Je ne sais quelle fut la nature du talent de mademoiselle Levasseur, qui joua la première à Paris le rôle d’Alceste ; cette actrice passe pour avoir eu une grande voix dont elle faisait un assez médiocre emploi. La Saint-Huberti, qui lui succéda, fut au contraire une véritable artiste ; il n’en pouvait guère être autrement, Gluck lui-même s’était chargé de son éducation musicale. Mademoiselle Maillard, la troisième Alceste, était grande, belle et bête.

La quatrième, madame Branchu, que j’ai vue et qui n’était ni grande ni belle, m’a semblé la tragédie lyrique incarnée. Son soprano, d’une puissance extraordinaire, se prêtait comme nul autre aux accents doux. Elle chantait le pianissimo d’une façon irréprochable, qui tenait à l’extrême facilité d’émission de sa voix dans le medium ; et l’instant d’après, cette même voix remplissait de ses éclats la vaste salle de l’Opéra et couvrait les plus violents tutti de l’orchestre. Ses yeux noirs lançaient des éclairs. Elle se faisait illusion à elle-même ; une fois en scène, elle croyait fermement être Alceste, Clytemnestre, Iphigénie, la Vestale, Statira. Elle m’a assuré avoir eu dans sa jeunesse une extrême facilité de vocalisation, que Garat, son maître, l’avait empêchée de développer, l’avertissant que si elle se livrait à ce genre d’études elle ne chanterait jamais bien le style large.

Elle disait les vers avec une pureté remarquable ; talent nécessaire pour bien chanter comme pour bien composer dans le grand genre dramatique. Je fus témoin d’une ovation qu’elle obtint un jour dans une soirée de bénéfice à l’Opéra-Comique,