Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/99

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

haut dans la série des êtres : mais que répondrait-on à l’homme qui déclarerait mettre au-dessus de tout la considération de son intérêt ? En y regardant de près, on verrait que cette morale ne s’est jamais suffi à elle-même. Elle est simplement venue se surajouter, comme un complément artistique, à des obligations qui lui préexistaient et qui la rendaient possible. Quand les philosophes grecs attribuent une dignité éminente à la pure idée du Bien et plus généralement à la vie contemplative, ils parlent pour une élite qui se constituerait à l’intérieur de la société et qui commencerait par prendre pour accordée la vie sociale. On a dit que cette morale ne parlait pas de devoir, ne connaissait pas l’obligation telle que nous l’entendons. Il est très vrai qu’elle n’en parlait pas ; mais c’est justement parce qu’elle la considérait comme allant de soi. Le philosophe était censé avoir d’abord accompli, comme tout le monde, le devoir tel que le lui imposait la cité. Alors seulement survenait une morale destinée à embellir sa vie en la traitant comme une œuvre d’art. Bref, et pour tout résumer, il ne peut être question de fonder la morale sur le culte de la raison. — Resterait alors, comme nous l’annoncions, à examiner si elle pourrait reposer sur la raison en tant que celle-ci présenterait à notre activité une fin déterminée, conforme à la raison mais s’y surajoutant, une fin que la raison nous enseignerait à poursuivre méthodiquement. Mais il est aisé de voir qu’aucune fin — pas même la double fin que nous avons indiquée, pas même le double souci de maintenir la cohésion sociale et de faire progresser l’humanité — ne s’imposera d’une manière obligatoire en tant que simplement proposée par la raison. Si certaines forces réellement agissantes et pesant effectivement sur notre volonté sont dans la place, la raison pourra et devra intervenir pour en coordonner