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n’y avait pas de justice pour les esclaves, ou c’était une justice relative, presque facultative. Le salut du peuple n’était pas seulement la loi suprême, comme il l’est d’ailleurs resté ; il était en outre proclamé tel, alors que nous n’oserions plus aujourd’hui ériger en principe qu’il justifie l’injustice, même si nous acceptons de ce principe telle ou telle conséquence. Consultons-nous sur ce point ; posons-nous la fameuse question : « que ferions-nous si nous apprenions que pour le salut du peuple, pour l’existence même de l’humanité, il y a quelque part un homme, un innocent, qui est condamné à subir des tortures éternelles ? ». Nous y consentirions peut-être s’il était entendu qu’un philtre magique nous le fera oublier, et que nous n’en saurons jamais plus rien ; mais s’il fallait le savoir, y penser, nous dire que cet homme est soumis à des supplices atroces pour que nous puissions exister, que c’est là une condition fondamentale de l’existence en général, ah non ! plutôt accepter que plus rien n’existe ! plutôt laisser sauter la planète ! Que s’est-il donc passé ? Comment la justice a-t-elle émergé de la vie sociale, à laquelle elle était vaguement intérieure, pour planer au-dessus d’elle et plus haut que tout, catégorique et transcendante ? Rappelons-nous le ton et l’accent des prophètes d’Israël. C’est leur voix même que nous entendons quand une grande injustice a été commise et admise. Du fond des siècles ils élèvent leur protestation. Certes, la justice s’est singulièrement élargie depuis eux. Celle qu’ils prêchaient concernait avant tout Israël ; leur indignation contre l’injustice était la colère même de Jahveh contre son peuple désobéissant ou contre les ennemis de ce peuple élu. Si tel d’entre eux, comme Isaïe, a pu penser à une justice universelle, c’est parce qu’Israël, distingué par Dieu des