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toujours prêt à attaquer ou à se défendre. Non pas, certes, que la nature ait voulu la guerre pour la guerre. Les grands entraîneurs de l’humanité, qui ont forcé les barrières de la cité, semblent bien s’être replacés par là dans la direction de l’élan vital. Mais cet élan propre à la vie est fini comme elle. Tout le long de sa route il rencontre des obstacles, et les espèces successivement apparues sont les résultantes de cette force et de forces antagonistes : celle-là pousse en avant, celles-ci font qu’on tourne sur place. L’homme, sortant des mains de la nature, était un être intelligent et sociable, sa sociabilité étant calculée pour aboutir à de petites sociétés, son intelligence étant destinée à favoriser la vie individuelle et la vie du groupe. Mais l’intelligence, se dilatant par son effort propre, a pris un développement inattendu. Elle a affranchi les hommes de servitudes auxquelles ils étaient condamnés par les limitations de leur nature. Dans ces conditions, il n’était pas impossible à certains d’entre eux, particulièrement doués, de rouvrir ce qui avait été clos et de faire au moins pour eux-mêmes ce qu’il eût été impossible à la nature de faire pour l’humanité. Leur exemple a fini par entraîner les autres, au moins en imagination. La volonté a son génie, comme la pensée, et le génie défie toute prévision. Par l’intermédiaire de ces volontés géniales l’élan de vie qui traverse la matière obtient de celle-ci, pour l’avenir de l’espèce, des promesses dont il ne pouvait même être question quand l’espèce se constituait. En allant de la solidarité sociale à la fraternité humaine, nous rompons donc avec une certaine nature, mais non pas avec toute nature. On pourrait dire, en détournant de leur sens les expressions spinozistes, que c’est pour revenir à la Nature naturante que nous nous détachons de la Nature naturée.