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garchie s’applique à en cultiver le sentiment. Si elle doit son origine à la guerre, elle croira et fera croire à des vertus militaires qui seraient chez elle congénitales, qui se transmettraient héréditairement. Elle conserve d’ailleurs une réelle supériorité de force, grâce à la discipline qu’elle s’impose, et aux mesures qu’elle prend pour empêcher la classe inférieure de s’organiser à son tour. L’expérience devrait pourtant montrer en pareil cas aux dirigés que les dirigeants sont faits comme eux. Mais l’instinct résiste. Il ne commence à céder que lorsque la classe supérieure elle-même l’y invite. Tantôt elle le fait involontairement, par une incapacité évidente, par des abus si criants qu’elle décourage la foi mise en elle. Tantôt l’invitation est volontaire, tels ou tels de ses membres se tournant contre elle, souvent par ambition personnelle, quelquefois par un sentiment de justice : penchés vers la classe inférieure, ils dissipent alors l’illusion qu’entretenait la distance. C’est ainsi que des nobles collaborèrent à la révolution de 1789, qui abolit le privilège de la naissance. D’une manière générale, l’initiative des assauts menés contre l’inégalité — justifiée ou injustifiée — est plutôt venue d’en haut, du milieu des mieux partagés, et non pas d’en bas, comme on aurait pu s’y attendre s’il n’y avait eu en présence que des intérêts de classe. Ainsi ce furent des bourgeois, et non pas des ouvriers, qui jouèrent le rôle prépondérant dans les révolutions de 1830 et de 1848, dirigées (la seconde surtout) contre le privilège de la richesse. Plus tard ce furent des hommes de la classe instruite qui réclamèrent l’instruction pour tous. La vérité est que si une aristocratie croit naturellement, religieusement, à sa supériorité native, le respect qu’elle inspire est non moins religieux, non moins naturel.