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de tous les instants ; ainsi passent de génération en génération des habitudes qu’on finit par croire héréditaires. Mais tout conspire à encourager l’interprétation fausse : un amour-propre mal placé, un optimisme superficiel, une méconnaissance de la vraie nature du progrès, enfin et surtout une confusion très répandue entre la tendance innée, qui est transmissible en effet du parent à l’enfant, et l’habitude acquise qui s’est souvent greffée sur la tendance naturelle. Il n’est pas douteux que cette croyance ait pesé sur la science positive elle-même, qui l’a acceptée du sens commun malgré le nombre restreint et le caractère discutable des faits invoqués à l’appui, et qui l’a renvoyée alors au sens commun en la renforçant de son autorité indiscutée. Rien de plus instructif à cet égard que l’œuvre biologique et psychologique de Herbert Spencer. Elle repose à peu près entièrement sur l’idée de la transmission héréditaire des caractères acquis. Et elle a imprégné, au temps de sa popularité, l’évolutionnisme des savants. Or elle n’était chez Spencer que la généralisation d’une thèse, présentée dans ses premiers travaux, sur le progrès social : l’étude des sociétés l’avait d’abord exclusivement préoccupé ; il ne devait venir que plus tard aux phénomènes de la vie. De sorte qu’une sociologie qui s’imagine emprunter à la biologie l’idée d’une transmission héréditaire de l’acquis ne fait que reprendre ce qu’elle avait prêté. La thèse philosophique indémontrée a pris un faux air d’assurance scientifique en passant par la science, mais elle reste philosophie, et elle est plus loin que jamais d’être démontrée. Tenons-nous en donc aux faits que l’on constate et aux probabilités qu’ils suggèrent : nous estimons que si l’on éliminait de l’homme actuel ce qu’a déposé en lui une éducation de tous les instants, on le trouverait identique,