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reconnaissons qu’une conduite est plus ou moins proche du Bien idéal : si on le savait, le signe serait l’essentiel et l’Idée du Bien deviendrait inutile. On aurait tout autant de peine à expliquer comment cet idéal crée une obligation impérieuse, surtout l’obligation la plus stricte de toutes, celle qui s’attache à la coutume dans les sociétés primitives essentiellement closes. La vérité est qu’un idéal ne peut devenir obligatoire s’il n’est déjà agissant ; et ce n’est pas alors son idée qui oblige, c’est son action. Ou plutôt, il n’est que le mot par lequel nous désignons l’effet supposé ultime de cette action, sentie comme continue, le terme hypothétique du mouvement qui déjà nous soulève. Au fond de toutes les théories nous retrouvons donc les deux illusions que nous avons maintes fois dénoncées. La première, très générale, consiste à se représenter le mouvement comme la diminution graduelle d’un intervalle entre la position du mobile, (lui est une immobilité, et son terme supposé atteint, qui est immobilité aussi, alors que les positions ne sont que des vues de l’esprit sur le mouvement indivisible : d’où l’impossibilité de rétablir la mobilité vraie, c’est-à-dire ici les aspirations et les pressions qui constituent indirectement ou directement l’obligation. La seconde concerne plus spécialement l’évolution de la vie. Parce qu’un processus évolutif a été observé à partir d’un certain point, on veut que ce point ait été atteint par le même processus évolutif, alors que l’évolution antérieure a pu être différente, alors qu’il a même pu ne pas y avoir jusque-là évolution. Parce que nous constatons un enrichissement graduel de la morale, nous voulons qu’il n’y ait pas de morale primitive, irréductible, apparue avec l’homme. Il faut pourtant poser cette morale originelle en même temps que l’espèce humaine, et se donner au début une société close.